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Benoît Yvert, directeur du livre et de la lacture, président du CNL (Centre National du Livre)

Alain Absire, écrivain, président de la Société des Gens de Lettres
Je voudrais vous remercier d'être venus si nombreux participer à ce forum. Editeurs, libraires, bibliothécaires, représentants des pouvoirs publics, merci de votre présence chez les auteurs, qui sont à l'initiative de cette rencontre, dans le droit fil de la mission Livre 2010, dont M. Benoît Yvert a été l'artisan essentiel.

Benoît Yvert, Directeur du livre et de la lecture, président du CNL
Je suis très sensible à votre démarche, qui rejoint mes préoccupations dans le cadre de la mission Livre 2010 et celles de la regrettée Sophie Barluet.

La politique du Livre ne peut être décrétée ni d'en haut ni d'une façon unilatérale : nous devons progresser ensemble, notamment en donnant un contenu réel à la charte du livre. Nous avons tous fait le choix de participer au monde de la création et de la diffusion de la pensée, choix souvent difficile en particulier financièrement. L'universalité du monde de l'écrit nous porte toutefois vers des valeurs communes, et il s'agit aujourd'hui de poser des jalons pour l'avenir. En introduction de ce forum, je me propose de brosser un rapide portrait des composants de la chaîne du Livre et de vous exposer les principales conclusions de la mission Livre 2010, récemment complétée par l'important rapport parlementaire du sénateur Jacques Valade, qui vient conforter nos intuitions.

Je commencerai par aborder le monde des auteurs, certainement le plus difficile à appréhender parmi les acteurs de la chaîne du livre. D'un côté on compte environ 2500 personnes affiliées à l'AGESSA et bénéficiant d'un revenu convenable, de l'autre côté on dénombre plus de deux millions de Français se revendiquant auteurs... Devenir un auteur à part entière suppose en réalité une démarche qui prend du temps, qui se concrétise par la sortie d'un ouvrage et par le fait de consacrer en permanence une partie de son existence à l'écriture. Selon ces critères, le nombre d'auteurs en France serait d'environ 50000 personnes. Aujourd'hui, le tirage moyen d'un livre se situe autour de 7500 exemplaires. Cependant, ces chiffres ne dévoilent pas grand-chose tant sont diverses les spécificités de l'édition qu'ils recouvrent. Ainsi, nous savons que le tirage moyen d'un livre de poésie est de 300 à 500 exemplaires, tandis qu'un livre de sciences humaines atteindra un chiffre de 800 à 1000 exemplaires, contre 4000 il y a quelques années. De même, les livres d'histoire ont chuté de 4000 exemplaires à 1500 en moyenne, tandis que la mise en place est passée de 2000 à 800 exemplaires. En revanche, la catégorie des guides de cuisine ou des manuels a connu une progression forte.

Comment dès lors donner de l'unité à cet univers disparate ? On constate un nombre d'auteurs de plus en plus grand, à l'image du nombre de livres publiés, avec un certain maintien des circuits de diffusion de qualité que sont les librairies. Mais l'auteur va-t-il pouvoir longtemps continuer de consacrer une part déterminante de son existence à un ouvrage dont la durée de vie ne cesse de se restreindre, à l'unisson de ses répercussions médiatiques ? Certes, le circuit de traitement et de diffusion du livre est de plus en plus diversifié. Il y a vingt ans, une critique littéraire dans un journal pouvait assurer la carrière d'une publication. Aujourd'hui, MM. François Bon et Pierre Assouline s'expriment sur leurs blogs. Mais ce paysage éclaté ne doit pas remettre en cause la problématique de fond : pour l'auteur, l'acte de création se confronte à un risque d'échec de plus en plus important.

Certains ont reproché à la mission Livre 2010 de s'être concentrée sur la problématique des libraires, problématique que les médias ont choisi de mettre en avant. Toutefois, qu'il s'agisse du rapport Barluet (Pour que vive la politique du livre) ou du rapport Valade, chacun s'accorde à souligner la difficulté structurelle à laquelle est confrontée la librairie indépendante, dont la marge bénéficiaire est tombée à 1,4 %, soit une baisse de moitié en une génération.

Plusieurs raisons expliquent cette situation : hausse des loyers en centreville, traitement de plus en plus important de la masse éditoriale, niveau élevé des salaires, allant jusqu'au double des salaires en vigueur en grandes surfaces... Les libraires, d'une certaine façon, payent plus cher pour des livres dont ils sont euxmêmes les passeurs, et qui sont plus difficiles à vendre. Dans une gare, il s'agit souvent d'un acte d'achat impulsif, après lecture d'une critique. Les auteurs sans exposition médiatique ont donc besoin des libraires pour porter leurs ouvrages, et je voudrais à cet égard tordre le cou à une vulgate assez ridicule selon laquelle il ne sert à rien de soutenir des livres économiquement non viables. Car c'est justement grâce à l'action des libraires que les ouvrages deviennent économiquement viables, les exemples en sont nombreux, à l'image du premier roman de Jonathan Littell qui a connu le succès après avoir été véritablement porté par la librairie.

Les libraires sont-ils une espèce en voie de disparition, comme le craignait l'ancien président du syndicat de la librairie française ? Je ne le crois pas, à condition que l'on soit capable de concevoir un modèle économique de développement qui soit compatible avec le big bang numérique. L'inquiétude des acteurs traditionnels de la chaîne du Livre face à ce défi justifie que l'on réfléchisse aux moyens de trouver un second souffle, notamment en entrant dans cet univers des nouvelles technologies. Force est de reconnaître que beaucoup d'entre nous se trouvent intellectuellement perturbés à l'idée de perdre, dans un univers de réseaux et d'écrans, le contact matériel avec l'objet livre. Certes la rentrée littéraire est bonne et nous pensons que le secteur devrait s'accroître, car on ne s'imagine pas encore lire les romans sur écran. Mais la technologie a fait des progrès immenses, comme nous le verrons tout à l'heure lors de la table ronde consacrée à ce sujet.

La littérature générale constitue toutefois un tiers seulement de l'économie du livre, qui repose surtout sur de très nombreux ouvrages pour lesquels n'intervient pas la notion d'achat de plaisir, et pour lesquels la consultation sur écran sera banalisée d'ici cinq à vingt ans. Voilà le défi auquel nous confrontent les nouvelles technologies et cette nouvelle civilisation du réseau. Il est vital de s'y adapter, mais comme le disait en février dernier Marcel Gauchet lors d'un colloque à Sciences-Po, nous sommes dans un entre-deux, dans une illusion où le réseau concrétiserait la démocratie, où chacun est acteur mais aussi auteur dans la mesure où l'Internet, média absolu, permet à chacun d'être universellement passeur de l'écrit. Or, cet univers où se multiplient les sites et les réseaux produit une dispersion des citoyens et des consommateurs, qui rend plus que jamais nécessaire la médiation des libraires. Le problème, en attendant que cette médiation soit ordonnée, est cet entre-deux dans lequel nous entrons, où plane la menace d'une crise semblable à celle que subit le secteur de la musique.

Il convient donc de réfléchir de façon stratégique, très en amont, en s'efforçant de suivre les évolutions technologiques et d'en comprendre les implications. Mais il ne suffira pas d'un État stratège : il faudra encore parvenir à une mutualisation des bonnes pratiques. Enfin, il s'agira d'être plus proches des acteurs du secteur, pourquoi pas en renforçant les dimensions économiques et juridiques du CNL pour les éditeurs et les libraires. Quant à cette menace de crise, la connaissance des problématiques en amont devrait permettre d'en limiter les effets, pour autant que l'on n'invoque pas la fatalité et que l'on sache organiser des concertations élargies et non plus seulement bilatérales entre les acteurs du Livre. Le rapport Barluet propose ainsi la création d'un Conseil du Livre permettant de réunir les principaux acteurs de l'écrit, publics et privés, autour de deux priorités : d'abord mutualiser les enquêtes, de manière à rationaliser les dépenses, ensuite mettre sur la table les différentes problématiques, comme par exemple la diffusion des livres français à l'étranger.

Je voudrais terminer mon propos en abordant le paradoxe des bibliothèques, qui ont toujours été, par essence, l'instrument de la conservation du patrimoine. L'avènement des bibliothèques numériques souligne la nécessité de penser la numérisation, son champ d'application, son approche démocratique ou bien sélective. Face à l'arrivée des nouveaux vecteurs technologiques, il convient de bâtir un nouveau modèle, en partenariat avec tous les acteurs du champ de l'écrit, permettant à la fois de s'adresser au plus grand nombre et de rémunérer correctement les auteurs. Mais penser la numérisation c'est aussi penser la diffusion du livre. A cet égard, l'État, qui n'a pas vocation à se substituer aux acteurs, encourage la création d'un site des libraires indépendants.

Il s'agit de mettre à disposition les informations recueillies en amont, d'avancer ensemble, et je veux remercier le président Absire pour la réalisation de ce forum qui y contribuera utilement.

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