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Jean-Noël Tronc
Directeur général de la SACEM

Ce n’est pas sans émotion que je m’exprime en ces lieux, en famille, au sein de la famille plus large des artistes et de la gestion collective. Comment répondre aux défis actuels en France, en Europe et dans le monde ? Depuis 18 mois, on observe un infléchissement dans la course du navire européen, et je pense que nous y sommes tous pour quelque chose. Rappelons tout d’abord que le droit d’auteur, qui est le premier des droits à avoir appréhendé la propriété sous son angle immatériel, est un droit moderne et plastique, qui n’a jamais cessé de s’adapter.
Soulignons ensuite que le combat a toujours précédé le droit. Je pense ici à vos prédécesseurs, en particulier à Fénelon dont Les aventures de Télémaque, rédigées pour l’édification du jeune roi, furent publiées contre son gré en 1699, permettant ainsi à certains imprimeurs, lointains ancêtres de certains acteurs d’internet aujourd’hui, de s’enrichir sans rémunérer ni l’auteur ni ses ayants droit.

Fondée en 1777 par Beaumarchais, la SACD est la première des sociétés françaises de gestion collective des droits d’auteur. Ont suivi la SGDL puis la SACEM, créée sous la seconde République. La SACEM elle aussi a été créée par un combat : en 1847, au café-brasserie « Les ambassadeurs », sur les Champs-Élysées, l’auteur Ernest Bourget, accompagné d’amis compositeurs, refuse un jour de payer la note, ulcéré de voir le propriétaire utiliser leurs œuvres à son bénéfice en oubliant les droits d’auteur et leur rétribution. Ernest Bourget gagne le procès qui s’ensuit, et les années suivantes, avec l’aide d’un éditeur de musique, Jules Colombier, lui-même et ses amis multiplient les recours en justice contre toute personne utilisant leurs répertoires sans rémunération et les remportent tous. La SACEM sera finalement créée en 1851.La SACEM a instauré un modèle mondial, dans lequel artistes et éditeurs collaborent. Forte de 156000 membres aujourd’hui, son conseil d’administration comprend un tiers d’éditeurs et deux tiers d’artistes.

La gestion collective et le droit d’auteur ont marqué le monde, la culture scelle la relation entre les peuples. Je peux témoigner de l’émotion collective ressentie lors du diner d’État à l’Élysée entre les présidents français et malien en présence de nombreux artistes maliens membres de la Sacem, quand fut rendu hommage à la direction générale de l’Unesco pour avoir permis de restaurer les trésors artistiques de Tombouctou. En les détruisant, les islamistes avaient voulu supprimer l'âme du peuple malien et nier son histoire et sa tradition. Brûler les livres, encore …La culture comme outil majeur pour notre civilisation, comme besoin vital, central, ce devrait être une évidence. Et pourtant, l'Union Européenne a sonné la charge contre le droit d'auteur. Comment peut-on penser la culture comme un problème, alors qu’elle représente bien évidemment une solution ? Car la culture passe par des auteurs et par le respect de leur droit à une juste rémunération. Sans oublier tous les professionnels qui font vivre cette économie, à l’image de l’industrie du livre.

Fin 2012, nous avons engagé une démarche pédagogique pour faire évoluer le ragard décideurs, des chefs d’entreprise, des relais d’opinion, des journalistes. Pour beaucoup, la culture était vue comme un secteur déclinant, dépendant de la dépense publique et bénéficiant de protections et de régulations indues. Or, de nombreux autres secteurs économiques bénéficient d'un fort engagement public, tels les transports ou l’énergie, sans que cela ne choque personne. Certes, la culture est un enjeu public, avec de la dépense publique, tant de la part de l’État que des collectivités locales, mais sait-on que 90% de la création de valeur dans l’économie de la culture en Europe provient d’acteurs privés ? Ceux-ci sont de nature variée. La Sacem, comme la Scam, sont des sociétés à but non lucratif de droit privé. Souvent perçus à l’échelon européen comme le « parti du non », les acteurs culturels font pourtant partie de la solution aux problèmes du monde. Parti du non ? Il est difficile d’être enthousiaste, il est vrai, à l’idée de choisir quel bras couper entre le droit et le gauche… Vu de Bruxelles, le droit d’auteur semble être l'un des grands problèmes en Europe. La guerre à ses portes, l’effondrement culturel et industriel européen, le chômage de masse, tout cela est apparemment secondaire…

Dans une réflexion commune menée d’abord au sein de la Sacem puis avec des sociétés d’auteurs françaises et européennes, comme le GESAC, nous avons cherché à expliquer comment la culture peut apporter une réponse aux problèmes politiques actuels, notamment le chômage et le déclin économique. Il faut pour cela que chacun agisse localement, au niveau de son pays, mais aussi au niveau régional et au niveau global. Les chefs lobbyistes de Google ont leurs relais dans le monde entier depuis Montain View, il faut que nous puissions agir de même.

La stratégie que nous avons choisie, baptisée ERP pour expliquer, rallier, proposer, est de dire ce que nous sommes et ce que nous faisons, d’expliquer ce qu’est la gestion collective, ce que sont un auteur et un droit d’auteur, de préciser notre rôle positif dans l’économie européenne, de nous rassembler pour peser malgré ce qui nous divise. De puissants lobbies sont à l’œuvre en Europe, représentant des acteurs (opérateurs télécom, GAFA) qui lorsqu’ils ont un but savent le poursuivent ensemble, comme en atteste la destruction de la copie privée en Espagne. Il nous faut donc continuer de rassembler sur cette question du droit d’auteur, mais aussi ne plus être considérés comme « le parti du non » pour avancer.
Je veux remercier la quinzaine de partenaires avec qui nous avons fondé France créative, et en particulier Vincent Montagne, président du SNE, pour son engagement. Le nom de France créative est un peu une façon de répondre par avance à ceux qui s’opposent à nous dans le numérique en se targuant d’être innovants.

Une première étude, lancée en 2012 et intitulée (pour reprendre la terminologie de Bruxelles) « panorama des industries culturelles et créatives en France », a permis un véritable changement du regard porté sur le secteur de la culture. On y apprend par exemple que la musique en France occupe 240000 emplois, et génère une valeur de huit milliards d’euros, soit deux fois plus que le cinéma. Et qu’au sens large, comme s’en étonnait notamment un journaliste de BFM, la culture pèse plus que l’industrie automobile, avec au total 1200000 emplois ! Remarquons à quel point le sauvetage de l’industrie automobile française est une priorité pour tous les décideurs publics. Il faudra désormais que ces derniers, reconnaissent que notre secteur d’activité génère de la croissance et de nombreux emplois non délocalisables.
Essentielle pour le rayonnement de notre pays, avec des sociétés de niveau mondial comme Hachette, Universal, Ubisoft ou la Sacem, qui est la plus grande société de gestion collective au monde et dont le modèle est plus efficient que le modèle américain. Sans oublier l’industrie française du cinéma, les musées, etc. Quels sont les autres secteurs de l’économie où la France bénéficie de tant d’acteurs classés parmi les leaders mondiaux ?

Nous avons ensuite réitéré cette étude au niveau européen, et le vice-président Andrus Ansip a reconnu que ce rapport avait contribué à changer certains regards sur le secteur de la culture au sein de la Commission européenne. De fait la culture pèse beaucoup, davantage que le secteur des télécom par exemple. Son économie arrive en troisième place au niveau européen, elle génère 7 millions d’emplois et plusieurs leaders mondiaux, dans l’industrie de l’édition en Allemagne, dans celle de la musique en Grande-Bretagne, etc.
D’autres chiffres ont frappé les institutions européennes : 90% de la valeur est créée par le secteur privé, tandis que les 10% provenant du public représentent moins de 1% du budget des États. On peut donc affirmer aujourd’hui, contrairement au discours dominant : non, la culture ce n’est pas cher, non, la culture ce n’est pas d’abord de la subvention publique, oui la culture doit continuer à bénéficier de certaines régulations, au même titre que d’autres secteurs de l’économie en Europe. Rappelons enfin que l’économie de la culture est une économie du prototype, dans l’ignorance de l’accueil qui sera fait d’une œuvre par le public. La prise de risque y est donc considérable.

Quelle stratégie créative pour 2015 ? D’abord continuer à expliquer. Nous allons bientôt rendre publique une nouvelle étude réalisée à l’échelle mondiale sur le poids économique de la culture. Je ne peux vous la dévoiler ici, mais elle promet un effet de surprise notamment concernant les pays en développement. C’est par exemple un secteur en croissance en Afrique. Globalement, il s’agit du constat que la culture non seulement est essentielle en termes d’identité et de diversité, mais qu’elle permet aussi de contribuer au développement économique des pays pauvres en générant de la croissance et des emplois non délocalisables pour les jeunes, ce qui constitue un réel enjeu.

Je poursuis la description de notre stratégie ERP : après l’explication, le rassemblement. Il est nécessaire en effet de rassembler au niveau européen, où nos secteurs restent trop souvent divisés et où la gestion collective reste à construire. Il existe en France des coalitions, à l’image de la coalition française pour la diversité culturelle ou de France créative ; les Britanniques ont créé la « Creative industry federation UK», mais à l’échelon européen il n’existe pas encore de coalition qui nous regroupe tous. Nous y travaillons et avons bon espoir d’aboutir dans les années qui viennent.

Il existe toutefois une organisation de sociétés d’auteurs au niveau mondial, créée en France il y a bientôt un siècle : la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et composteurs. La CISAC fédère trois grandes organisations : d’une part la « Writers and directors worldwide » présidé par le Français Yves Nilly, d’autre part le Conseil international des créateurs de musique (CIAM) présidé par l’Italien Lorenzo Ferrero, enfin le CIAGP pour les arts graphiques, présidé par notre compatriote Hervé Di Rosa. Il existe aussi une fédération internationale des auteurs littéraires, mais elle ne fait hélas pas encore partie de la CISAC. Il faudrait que tout cela se développe, de façon à structurer le pôle représentant les écrivains et à renforcer le pouvoir d’influence de la CISAC. Nous fêterons à Paris en juin 2016 son 90ème anniversaire : il faut que nous puissions faire des propositions à cette occasion.

J’en arrive au troisième point de notre stratégie ERP : proposer. La Sacem organise des séminaires, travaille à une plateforme pédagogique, passe des partenariats, par exemple avec le réseau Canopé (ex CNDP) pour publier des livrets destinés aux enfants expliquant ce que sont la propriété intellectuelle et la gestion collective. Au niveau européen, nous publions ensemble, avec la SACD, avec la SCAM et avec la CISAC, la Revue internationale du droit d’auteur. Nous avons également lancé l’idée d’une « contribution internet créative », de façon à impliquer les intermédiaires techniques de l’internet, qui dans certains cas ne payent rien à la création. Concernant cette question du transfert de valeur, une nouvelle étude sera d’ailleurs publiée cet automne et l’on peut se féliciter de voir ce thème rentrer dans l’agenda de la Commission européenne. L’ensemble des grands acteurs économiques de l’internet (particulièrement les moteurs de recherche et les réseaux sociaux) doivent assumer leurs responsabilités, à l’image de ceux d’entre eux qui d’ores et déjà signent des licences et rémunèrent la création.

Comment faire pour qu’au niveau global nous puissions porter une vision et des propositions ? Nous pensons que l’événement de juin 2016 à Paris sera un rendez-vous important, pour lequel j’appelle de mes vœux une coopération renforcée entre nous tous. La démarche France créative a été rejointe cette année par une vingtaine de nouveaux partenaires dont le CNC. Il faut être en mesure de porter tous les enjeux au niveau global et notamment ceux du livre, d’où l’importance d’une participation de la SGDL à cette aventure, participation qui nous honorerait.
Il faut aussi s’emparer du sujet du domaine public, à l’image de l’initiative Europeana conduite par Jean-Noël Jeanneney pour contrer Google. Cette bibliothèque numérique européenne dont le financement dépend de la Commission européenne, manque malheureusement de moyen et il conviendrait de la relancer.

Le vrai problème du domaine public ne concerne pas la protection intellectuelle ou le droit d’auteur, mais bien le fait qu’une partie en reste inaccessible, soit en raison de l’absence de numérisation, soit à cause de la privatisation opérée par des acteurs privés. À nous de nous emparer de cette problématique, d’insister pour que les œuvres soient bien indexées et qu’elles restent libres d’accès. À cet égard, les entreprises privées ou publiques doivent veiller à utiliser des standards techniques qui garantissent cette accessibilité au public.  En résumé, nous devons poursuivre notre stratégie d’explications, de rassemblement, de propositions.

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