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Frédéric Young, Délégué général de la SACD pour la Belgique

Bonjour à tous,

Je vous propose de réfléchir sur l'évolution du statut des écrivains et les implications que cela peut avoir sur les catégories conceptuelles que nous utilisons tous à leur sujet

1. Des catégories d'écrivains

Laissons de côté les auteurs « amateurs », et examinons la situation de ceux qui ont fait le choix de se consacrer à leur métier d'auteur, qui renoncent à un autre métier (gardien d'immeuble, bibliothécaire, cadre commercial, député européen...). De leurs revenus d'écrivain dépendent leur survie économique et sociale. Et celle de leur famille. Examinons leurs catégories de revenus.

2. Des catégories de rémunération des écrivains

A ma connaissance, les flux économiques qui peuvent être qualifiés de « revenus » pour les auteurs (en dehors de toute qualification fiscale) sont de natures très différentes :

Les aides publiques sont des subsides et dépendent de la capacité de l'auteur (et de son entourage professionnel) à paraître le choix légitime et pertinent - mais jamais garanti - d'affectation d'une fraction du budget disponible (compétition symbolique).
La prime d'écriture et de commande est la catégorie de rémunération la plus proche de celle qui peut exister dans d'autres professions (salaire ou cachet liés au travail investi). Elle est rarement objectivée par des critères clairs.
Les droits d'auteur « primaires » constituent une association à la recette générée par l'exploitation par l'éditeur du répertoire de l'auteur ; c'est un partage du succès commercial indivisé.
Les droits d'auteur « secondaires et dérivés » constituent une association à la recette générée par l'exploitation par des tiers du répertoire de l'auteur ; l'apport de l'édition à cette nouvelle exploitation peut varier très fortement.
Les droits d'auteur découlant des dispositifs organisés par les pouvoirs publics au bénéfice des usagers (reprographie, copie privée, prêt public) sont généralement perçus par les créateurs comme des « revenus d'aubaine », dont ils sont peu informés et surtout incapables de prévoir l'impact dans leur budget.
Les revenus divers sont le plus souvent des rémunérations pour des prestations publiques dont le montant varie selon le temps investi, la notoriété du créateur, la générosité de l'institution. Comme on le voit, dans la plupart des cas, c'est le créateur qui supporte quasi intégralement le risque économique de son travail «d'écriture ».
Il investit dans son oeuvre et en espère en partager le retour sur recettes avec son éditeur. Notons ici que son travail ne s'arrête pas à la conception-rédaction. Il suit la fabrication, se mobilise pour la diffusion et la promotion, cultive son public.

3. De la négociation des rémunérations


La qualité d'une source de revenus pour un auteur professionnel dépend largement de l'impact qu'il peut avoir sur la détermination de son montant et sur sa fréquence. Elledépend aussi du coût des intermédiaires impliqués. Examinons rapidement la nomenclature des rémunérations sous cet angle :

• Les subsides :
L'auteur, seul, peut avoir le sentiment, réel ou illusoire, d'avoir un fort impact sur l'obtention du subside, et sa répétition, selon son « intelligence » institutionnelle ou son réseau de soutien professionnel et personnel (les voies du Seigneur étant... comme vous le savez). Il peut négocier l'obtention d'aides publiques, mais rarement en discuter le montant. Le coût de ses démarches n'est pas négligeable. A la SACD Belgique, nous subventionnons la constitution de dossiers de demande d'aide publique. Agissant en collectif, les auteurs ont sans doute un impact sur l'ampleur du budget d'aide et ses modalités de gestion.

• Les revenus provenant des éditeurs (primes, à-valoirs, droits primaires ou secondaires) : Isolé, l'auteur a un très faible pouvoir dans la négociation du partage des recettes générées par son oeuvre, sauf dans le cas d'un succès commercial espéré ou avéré. L'examen des modèles de contrat d'édition le démontre.

On peut rétorquer que l'auteur aura un impact plus déterminant bien que très imprévisible sur le volume global des recettes générées par sa création, puisque ce revenu dépend in fine de la qualité de son oeuvre, mais cela joue de moins en moins dans un marché saturé de publications.

Pour rompre son isolement et objectiver sans doute la discussion, supprimer l'argument du « plaisir d'écrire », l'auteur professionnel se tournera donc souvent vers soit des agents, soit des sociétés d'auteurs, ou encore des avocats.

Intermédiaires spécialisés en négociation, ces derniers font tampon dans des relations qui s'avèrent en fait d'une rare violence économique entre auteurs et éditeurs.
L'intervention de ces tiers modifie-t-elle de manière significative la situation économique des auteurs ? Dans l'économie de la vente du livre, assez peu sans doute vu le déséquilibre entre le pouvoir de négociation d'un individu et les concentrations éditoriales et de distributions massives qui gèrent désormais « l'Industrie du Savoir », avec la bénédiction des pouvoirs publics.
Dans les droits secondaires et dérivés, sans doute bien plus pour autant que les oeuvres s'y prêtent. Le coût est élevé (de 10 % à 30%), et vient en déduction de la seule part de l'auteur. Il convient aussi d'aborder ici aussi la question - délicate - de la reddition des comptes et des paiements par les éditeurs. Car la conformité de ces actes aux dispositions légales ou contractuelles dépend in fine de la capacité de l'auteur à en négocier le respect.
Ce caractère négociable de l'application du contrat est sans doute ce qui surprend le plus les néophytes de ce secteur aux usages séculaires et particuliers. Combien de « jeunes auteurs » ne pensent-ils pas que la cession intégrale de leurs droits pour toute la durée de la propriété littéraire mérite réellement contrepartie ? Même en cas de diffusion modeste...

Dans bien des cas, la réalité s'avère décevante. Ou approximative. Ou affublée de multiples déductions et impossibilités inattendues. Elle rend ainsi encore plus imprévisible le revenu de l'auteur, malgré les apparences d'un cadre juridique protecteur. A nouveau, la Monnaie de Narcisse fait souvent le quotidien de l'écrivain.

• Les revenus découlant des SPRD :

a) les revenus en gestion collective légale (reprographie, copie privée, prêt public, câble) ou « de facto » (radio/télévision)
L'auteur n'y négocie généralement pas son revenu, dont le calcul mutualiste se fait en divisant une masse financière disponible par le nombre d'oeuvres bénéficiaires. Le résultat est pondéré par des critères de moins en moins nombreux et de plus en plus objectifs (genre, durée, caractéristique de l'exploitation).

b) les revenus en gestion collective volontaire
Pour ceux qui écrivent, il s'agit principalement du Spectacle vivant géré par la SACD. La particularité en est que les auteurs y disposent d'une capacité individuelle à négocier au cas par cas, mais à partir des minima généraux négociés par la SACD, ou établis par elle comme usages acceptés par les usagers.
C'est sans doute la situation idéale mais dont le coût de gestion s'avère élevé.
Des efforts sont entrepris actuellement par la SACD pour faire baisser ces coûts, tout en préservant cette autonomie de négociation des auteurs là où elle a une signification. Signalons enfin que certains auteurs ont confié à la Scam la gestion du droit primaire de leur répertoire « littéraire », mais il s'agit clairement de cas particuliers (successions, religieux, etc.). C'est une survivance de l'époque où la SGDL était une SPRD, fondée sur une gestion collective volontaire qui a significativement rémunéré les auteurs durant un siècle environ. Les auteurs bénéficiaient d'un prix à la ligne négocié collectivement pour la (pré-) publication de leur roman en feuilleton dans la presse. On dit à ce sujet que l'écriture de Balzac doit beaucoup à la méthode de tarification de la SGDL...

Cette exploitation a pratiquement disparu. Et avec elle, non seulement les revenus qui en découlaient, mais plus décisif pour la situation générale des auteurs, l'embryon aussi d'une gestion collective volontaire et autonome des écrivains.
Car la Sofia est une société d'éditeurs et d'auteurs. Et la Scam est une société d'auteurs dont l'activité dans le domaine de l'écrit demeure limitée en pratique.

Quand on compare avec la situation dans d'autres champs de création, l'histoire de ce renoncement collectif reste à comprendre et à écrire.

• Les revenus divers :
Ces revenus sont ceux où l'auteur, ou son agent, sont en apparence les plus libres de négocier avec les commanditaires de la prestation (libraires, bibliothécaires, collectivités, institutions publiques culturelles, associations, etc.). Toutefois, l'argument de la «promotion » transforme bien des cachets espérés en Monnaie de Narcisse une nouvelle fois.
La « libre négociation » entre partenaires, salariés protégés d'institutions d'un côté, et auteurs, en situation précaire de l'autre, débouche sur des aberrations stupéfiantes.

Du Copyleft :
Stratégie intéressante dans le secteur informatique, le copyleft appliqué par « copiécollé» dans le secteur artistique prend la signification suivante : il est conseillé aux auteurs de négocier la gratuité universelle de leur oeuvre. L'accès à certains subsides et à certaines résidences pourraient un jour en dépendre, croyez-moi.

Coupés de perspective de diffusion décente, ou à ce point mal rémunérés dans la chaîne du livre, pourquoi de nombreux auteurs de l'écrit ne préféreraient-ils pas se payer eux-mêmes en Monnaie de Narcisse en offrant au Monde le fruit de leur imagination ? A titre de simple stratégie marketing, cela pourrait ne pas être idiot. Chez les auteurs scientifiques, aux besoins spécifiques, les expériences se multiplient.

4. Du niveau de la rémunération des auteurs de l'écrit

Au niveau de l'auteur individuel, le montant généré par chacune des différentes sources de revenus va leur conférer à chacune une signification différente. Bien que ce soit sans doute le total qui va consacrer le statut « professionnel » de l'auteur. Ou à tout le moins, celui de « professionnel rémunéré ».
A partir de quel niveau une rémunération, un revenu peut-il être considéré comme « professionnel ». Ou suffit-il qu'il s'agisse de la contrepartie même misérable d'une prestation professionnelle ?

Prenons la cession de tous les droits pour toute la durée de la propriété pour le monde entier d'un livre de 250 pages vendu à 5.000 exemplaires au prix de 15 euros. Le calcul du retour, en exploitation primaire, pour l'auteur est d'environ 6.000 euros bruts, avant impôts et charges sociales (50 % ?).
Si l'on estime que, pour vivre modestement, l'auteur a besoin de 2.000 euros net par mois, le calcul est simple :
2.000 X 12 = 24.000 X 2 = 48.000 bruts par an. Il a donc besoin de 8 romans vendus à 5.000 exemplaires. Bon, 8 romans de 250 pages par an... 2.000 pages de qualité professionnelle !
Mais, soyons rassurants, 2 romans à 20.000 ventes comptabilisées dans les bordereaux devraient suffire, si les ventes ont lieu dans l'année.

Je ne dispose pas d'autres données que la lecture de Livres-Hebdo (remarquable !), mais mon sentiment est qu'en dehors des 20 ou 25 « meilleures ventes », il se confirme que l'investissement de l'auteur ne peut pas être rémunéré par le partage de la recette. L'industrie du livre - qui vit désormais de la rotation rapide des titres - ne peut pas (ou plus ?) garantir aux auteurs une probabilité satisfaisante de retrouver leur investissement professionnel dans l'écriture. La vente semble payer une contribution à l'édition et certainement à la promotion. Guère plus dans la grande majorité des cas.

Face à une concurrence acharnée (et mondialisée), une exigence croissante de professionnalisme s'impose aux auteurs. Mais la chaîne du livre n'a peut être pas les moyens de rémunérer ce phénomène de professionnalisation, du moins par la vente des livres, et du moins dans les domaines littéraires et jeunesse. On touche ici à l'identité culturelle, ou plus précisément à ses capacités de renouvellement artistique.

En ce sens, il se pourrait que l'évolution de l'économie du livre conduise inévitablement à une révision profonde de l'économie des relations entre auteurs et éditeurs. Le deal traditionnel par lequel un auteur, désormais professionnel ou espérant le devenir, cède tout, et pour toujours, pour une espérance moyenne de revenu global de 25.000 euros bruts, soulèvera des contestations de plus en plus nombreuses. Et violentes. Elles ont commencé à apparaître dans les boîtes à e-mails. Et dans le développement de certaines activités auto-éditrices, variantes du copyleft.
Et ne parlons pas de l'exigence récente de quelques éditeurs de théâtre qui entendent désormais s'assurer tous les droits des auteurs français et des traducteurs des oeuvres étrangères, et notamment ceux de représentation, en échange d'une publication à 1.000 exemplaires et de la perspective d'un revenu maximal de 1.000 à 2.000 euros bruts !

Soyons clair à défaut d'être diplomate, cette démarche est inéquitable, et donc inacceptable. Elle ne devrait pas être appuyée par les syndicats d'éditeurs. Le marché mondialisé du livre étant ce qu'il est, c'est aussi du côté des autres sources de revenus qu'il faudra réfléchir entre regroupements représentatifs d'auteurs et ceux des éditeurs, et sans s'entretuer immédiatement.

Il faudra sans doute commencer par une approche macroéconomique, nourrie de données sérieuses. En examinant comme dans d'autres secteurs comment financer la création et « la recherche-développement » éditoriale, sous-secteur à haut risque mais vital pour tous.
L'apparition en France d'une rémunération pour reprographie qui fonctionne (grâce à l'intelligence de Jean Lissarrague et de son équipe), d'une rémunération (encore balbutiante) pour copie privée de l'écrit et de l'image fixe, et d'une rémunération pour le prêt public assez significative offrira certainement une soupape de sécurité bienvenue. Elle permettra à tous de gagner du temps.
Du moins, tant que la Commission européenne n'aboutira pas dans sa volonté d'éliminer ces systèmes jugés coupables d'entraver le grand marché des puissants fabricants de machines et de logiciels permettant la copie. Les années 2006 et 20007 seront décisives, nous le savons déjà.

Si l'on prend les seules parts « auteurs », reprographie, prêt public, et copie privée de l'écrit font une masse financière de 15 à 20 millions d'euros. Soit un revenu de 25.000 euros bruts par an pour environ 600 à 800 auteurs. Un nombre non négligeable. Cet argent doit arriver aux auteurs professionnels de façon sûre. Et de ce point de vue le meilleur canal sera toujours leurs sociétés d'auteurs, globalement très fiables et soumises aux contrôles par les pouvoirs publics.
Ces rémunérations devront aussi être suffisamment dispersées (par un plafonnement du montant comme dans le prêt public anglais (10.000 euros) ou hollandais ?), et dans le même temps suffisamment concentrées, par l'introduction de critères objectifs permettant d'éviter une dispersion sur des dizaines de milliers d'auteurs recevant chacun quelques euros. Voilà qui promet de belles négociations internes aux sociétés concernées.

Au-delà, je distingue deux sources complémentaires de revenus qui consolideraient le statut professionnel des auteurs de l'écrit.
L'ensemble des adaptations de toutes formes vers d'autres médias ;
Le marché européen du livre. S'agissant des auteurs de théâtre, la SACD a entrepris en tout cas de se doter de moyens significatifs et parfois très originaux de promouvoir et de gérer internationalement le répertoire de ses membres.

En conclusion

Vous aurez compris que la professionnalisation des auteurs de l'écrit conduira, à mon avis, à une révision des catégories conceptuelles qui président aux réflexions et aux négociations relatives à leurs sources de rémunération.
Par ce cheminement, quatre questions semblent s'imposer.

Premièrement : dans un contexte de globalisation, est-il possible de faire survivre durablement un secteur de l'édition, en rémunérant le travail de création investi par l'auteur « professionnel », avec pour seule ou pour principale monnaie, celle de Narcisse ? La piste du domaine public payant a été évoquée, les « auteurs morts » payant aussi pour les auteurs vivants, et pas seulement pour les éditeurs.

Deuxièmement : Quelles doivent être les modalités de gestion des dispositifs collectifs apparus ces 10 dernières années ? Comment seront-elles négociées ? Leur pérennité est-elle déjà menacée par la Commission européenne ? En d'autres termes, il faudra travailler sur la circulation des revenus, sur les coûts de la gestion, sur la clarté des processus, sur la participation réelle des auteurs à la décision, sur la sécurité du versement vers les auteurs.

Troisièmement : Il est étonnant que l'idée de subvenir par des fonds publics à des métiers permanents dans des bibliothèques, ou dans des radio-télévisions, ou dans la recherche scientifique ne soulève aucune objection, alors que la seule évocation d'un «pensionnement» (le choix du terme est déjà significatif) d'auteurs suscite immédiatement un refus indigné. Pourquoi la recherche artistique n'est-elle pas un métier pris au sérieux ?

Quatrièmement : Comment le tissus institutionnel et associatif subventionné peut-il être incité par les pouvoirs publics à mieux prendre en compte les auteurs professionnels, et notamment accepter d'en rémunérer équitablement les prestations intellectuelles et artistiques ?

Je vous remercie de votre attention.

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