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Frédéric Pollaud-Dulian, professeur à l'Université Panthéon-Sorbone, Paris I


Qui peut faire respecter le droit moral du vivant de l'auteur ?

De son vivant, c'est l'auteur et lui seul qui est titulaire du droit moral et choisit de défendre son oeuvre et décide de ce qui, pour lui, est intangible dans cette oeuvre. Il s'agit d'un droit individuel, qui, selon la loi, est attaché à sa personne. D'autres personnes que l'auteur, ne peuvent s'arroger ce droit et l'invoquer en justice, quand bien même l'auteur ne l'exercerait pas. L'auteur peut aussi bien se montrer intraitable sur le respect dû à son oeuvre et à sa paternité, que choisir de tolérer provisoirement des atteintes ou encore décider, après-coup, en toute connaissance de cause, de ratifier des modifications en renonçant à agir et en les reprenant à son compte.
Encore faut-il remarquer que ce n'est pas toujours possible : ainsi, l'auteur ne peut pas, même par une transaction, renoncer définitivement à sa paternité sur son oeuvre au profit d'un tiers.

Surtout, il faut insister sur ce qu'un auteur ne peut jamais céder ou donner son droit moral, ni renoncer par avance à ce droit. C'est là une condition essentielle pour que ce droit conserve son rôle et sa force. A défaut, les exploitants feraient systématiquement figurer des clauses de cession ou de renonciation et le droit moral deviendrait purement symbolique. C'est d'ailleurs ce qui se passe en Grande-Bretagne où la loi, depuis 1988, consacre un droit moral mais susceptible de renonciation et de cession anticipées. L'article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose clairement et nettement que le droit moral est attaché à la personne de l'auteur, qu'il est inaliénable et imprescriptible. L'inaliénabilité permet d'atténuer le rapport de forces défavorable qui, bien souvent, dissuade pourtant l'auteur d'exercer son droit contre un exploitant pour ne pas s'exposer à des représailles économiques. Si l'harmonisation européenne de ce droit devait passer par la suppression de cette règle - comme on peut le craindre - ce serait une grande défaite pour les auteurs et les interprètes et la fin de la conception française du droit d'auteur.

Le droit moral ne peut et ne doit faire l'objet d'aucune convention, car il est attaché à la personne de l'auteur, comme un droit extrapatrimonial qui défend la personnalité de l'individu et non son patrimoine. En revanche, si l'auteur est seul titulaire de ce droit, il peut se faire représenter dans son exercice et il doit même être représenté lorsqu'il est juridiquement incapable (aliéné sous tutelle). De plus, des tiers intéressés au sort de l'oeuvre peuvent, non pas exercer ce droit, mais intervenir en justice aux côtés de l'auteur pour soutenir son action en faisant valoir qu'ils y ont un intérêt propre, distinct de celui de l'artiste. Par exemple, une association professionnelle d'auteurs ou de traducteurs peut faire valoir l'intérêt collectif de la profession, si l'atteinte portée à l'oeuvre d'un auteur particulier soulève une difficulté qui intéresse toute la profession. Dans l'hypothèse de l'inertie d'un auteur, qui choisirait de laisser faire, les tiers ne pourraient ni le forcer à agir, ni agir à titre principal à sa place, car ils ne possèdent pas le droit moral qui n'appartient qu'à lui. En pareil cas, il leur faudrait démontrer à la fois un intérêt à agir qui leur serait propre et que l'acte critiqué est fautif et leur cause un préjudice personnel - ce qui ne serait guère aisé.
Mais on peut quand même imaginer, par exemple, qu'une association professionnelle d'auteurs ou de traducteurs critique les pratiques dénaturantes d'un éditeur, dans la mesure où elles ne toucheraient pas que ce seul auteur ou encore qu'une association de consommateurs agisse contre la diffusion d'une version incomplète ou déformée, en invoquant les intérêts propres du public. Mais la voie serait bien étroite, car, d'une part, ils seraient irrecevables chaque fois qu'ils chercheraient à défendre le droit moral de l'auteur, et, d'autre part, mal fondés chaque fois que l'auteur approuverait les déformations critiquées.


Qui peut faire respecter le droit moral après la mort de l'auteur ?(1)

Dans le système juridique français, le droit moral ne disparaît pas à la mort de l'auteur - à la différence des autres droits de la personnalité, comme le droit à la vie privée ou le droit sur l'image, qui sont viagers - et il ne s'éteint pas non plus, lorsque les droits d'exploitation, les droits économiques sur l'oeuvre prennent fin, en principe 70 ans "post mortem" (2) - à la différence du droit d'auteur allemand qui aligne la durée des deux types de prérogatives. En France, l'oeuvre ne tombe dans le domaine public que partiellement, c'est-à-dire seulement pour ce qui concerne les droits patrimoniaux. Selon l'article L.121-1, le droit moral est perpétuel et imprescriptible.
Cette règle, qui peut surprendre au premier abord, est parfaitement cohérente et justifiée, si l'on considère que le droit d'auteur protège les oeuvres si elles portent l'empreinte de la personnalité de leur auteur et que le droit moral défend le lien qui unit la personne de l'auteur à son oeuvre, l'émanation de sa propre personne, cette part de lui-même que représente cette oeuvre. Dès lors, comme tout amateur de littérature en a fait l'expérience, tant que l'oeuvre survit, une part de la personne de son auteur survit avec elle et chaque fois qu'elle est communiquée, le public, le lecteur, le spectateur ou l'auditeur est mis idéalement en présence de l'auteur à travers elle. D'où cette règle de perpétuité - qui est souvent critiquée à l'étranger.
Se pose alors la question de savoir qui va pouvoir défendre l'oeuvre "post mortem", puisque l'auteur n'est plus là pour s'opposer aux atteintes, que les tiers seront d'autant plus enclins à porter à ses créations. Le Code de la propriété intellectuelle apporte des réponses relativement précises. Il convient de distinguer plusieurs situations différentes.

 

 
  • En premier lieu, les articles L.121-1 et L.121-2 du Code de la propriété intellectuelle disposent que le droit moral se transmet par succession. Il passe donc aux héritiers, parce que l'on peut supposer qu'en général, ils sont les mieux à-même de connaître les idées et les volontés du défunt et, en tout cas, ceux qui, "a priori", risquent le plus de s'intéresser à la défense de sa mémoire et de son travail. Ainsi, le droit moral se transmet aux héritiers et au-delà de la première génération : il n'y a pas de limite dans la dévolution, sauf celle, matérielle, qui résulte de l'extinction de la famille ou de l'impossibilité d'identifier les ayants droit.
    La dévolution s'organise, en gros, selon le droit commun des successions, sauf pour le droit de retrait ou de repentir qui disparaît parce que seul l'auteur pouvait prendre une telle décision, et pour le droit de divulgation, qui est transmis selon un ordre particulier (article L.121-2 CPI). Cette dichotomie n'est pas très heureuse et résulte seulement d'une maladresse dans la rédaction de la loi, que la doctrine avait proposé de surmonter en appliquant l'ordre spécial aux trois attributs : droit de divulgation, droit à la paternité et droit au respect de l'oeuvre. La Cour de cassation a préféré - à tort, selon nous - une interprétation littérale, qui peut aboutir parfois à ce que, pour une même oeuvre et sans que l'auteur l'ait souhaité, le droit de divulgation appartienne à une personne et le droit au respect à une autre, ce qui n'est guère cohérent. Il convient d'ajouter que souvent le droit moral se retrouve indivisément entre les mains de plusieurs cohéritiers, auquel cas, si un conflit relatif à son exercice vient à surgir, l'article L.121-3 prévoit que le Tribunal de Grande Instance prendra toutes les mesures appropriées. Le droit moral ne peut pas faire l'objet d'un legs particulier mais il peut être transmis à un légataire universel.
  • En second lieu, si l'auteur ne peut pas léguer séparément son droit moral, il lui est loisible de désigner un ou des exécuteurs testamentaires (article L.121-2) pour exercer tout ou partie de ce droit après sa mort et selon ses instructions. Il peut alors choisir qui il veut et pas seulement des parents : un ami, un éditeur (3) , une commune, une association comme la SGDL, etc. S'il choisit une personne morale, la mission va être assurée beaucoup plus longtemps que s'il s'agit d'une personne physique mais il prend le risque des changements de dirigeants et d'orientations que subissent les personnes morales. En tout cas, l'exécuteur testamentaire n'a pas le pouvoir de désigner son successeur après sa mort ou sa dissolution, le droit moral retourne aux héritiers selon les règles déjà évoquées.
  • En troisième lieu, il arrive que la succession soit vacante ou en déshérence ou encore qu'il n'y ait pas d'ayant droit connu... En pareil cas, l'absence d'ayant droit, conjuguée au passage du temps qui rend les volontés de l'auteur de plus en plus difficiles à retrouver ou reconstituer fera que le droit moral cessera d'être exercé, en pratique.
    Néanmoins, le Code de la propriété intellectuelle qui a posé le principe de la perpétuité du droit moral a logiquement envisagé ce type de situations : l'article L.121-3 dispose que le Tribunal de grande instance prendra "toute mesure appropriée" Ce texte laisse donc au tribunal une grande marge d'appréciation mais ce qui importe, c'est de savoir qui peut saisir le tribunal pour défendre ces oeuvres. L'article L.121-3, là encore, indique que le tribunal peut être saisi "notamment par le Ministre chargé de la Culture". "Notamment", donc pas exclusivement. Dès lors, le Ministre de la Culture n'a pas de monopole et c'est heureux puisqu'en pratique, depuis l'adoption de la loi du 11 mars 1957, il n'a quasiment jamais utilisé cette faculté (4) et s'est désintéressé jusqu'à présent de cette mission. Quant au Centre National du Livre, il n'en a fait qu'un usage très exceptionnel il y a déjà bien des années, quoiqu'il ait reçu pour mission de défendre les oeuvres des auteurs morts, même pour les oeuvres tombées dans le domaine public...
    Tout intéressé peut agir mais encore faut-il démontrer qu’il possède un intérêt à agir et pas seulement invoquer une atteinte à l’oeuvre. Un éditeur et ami de l’auteur a ainsi été jugé recevable à agir contre la divulgation d’écrits intimes ; le Centre National du Livre contre une adaptation déformante selon lui… Mais la jurisprudence a toujours été assez réticente à l’égard de ces actions et en particulier, à l’encontre des sociétés d’auteurs. Cependant, les choses ont évolué, puisque l’article L.331-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose aujourd’hui que les “organismes de défense professionnelle régulièrement constitués ont qualité pour ester en justice pour la défense des intérêts dont ils ont statutairement la charge“ - ce qui vise notamment les syndicats et les associations professionnelles, telles que la SGDL -, et l’article L.321-1 dispose de même pour les sociétés de gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins.
    Dès lors que les statuts d’un organisme professionnel ou d’une société de perception et de répartition des droits incluent dans l’objet social, la défense des intérêts (professionnels) moraux, intellectuels ou artistiques de ses membres et de la profession concernée, et pas seulement leurs intérêts économiques, ils sont fondés à exercer les actions fondées sur l’article L.121-3, au moins dans la mesure où le litige pose une question qui dépasse l’intérêt du seul auteur en cause, ce qui sera normalement le cas si le droit moral est atteint.
  • En quatrième lieu, même lorsqu’il existe des héritiers, il arrive que d’autres personnes veuillent agir en cas d’atteinte à l’oeuvre d’un auteur défunt. D’abord, il peut s’agir du cas où l’héritier exerce le droit moral en agissant en justice et où une association professionnelle, une société d’auteurs ou encore des amis du défunt souhaitent soutenir cette action, par la voie d’une intervention volontaire. Ils doivent, pour cela, démontrer qu’ils possèdent un intérêt à agir, distinct de l’exercice du droit moral qui n’appartient, en tant que tel, qu’à l’héritier (5) . Ensuite, il peut s’agir d’hypothèses où il existe bien des descendants qui sont titulaires du droit moral mais où ceux-ci ne l’exercent pas ou en font un exercice abusif, c’est-à-dire manifestement contraire aux volontés et convictions du défunt. L’article L.121-3 du Code de la propriété intellectuelle permet alors de faire sanctionner l’abus notoire commis dans l’exercice ou le non exercice du droit moral par les héritiers. Tout intéressé peut agir, y compris le Ministre de la Culture (6) . Bien entendu, c’est généralement la personne qui se heurte à un refus d’autoriser la divulgation d’une oeuvre posthume ou de rééditer une oeuvre ou de reproduire des correspondances ou des oeuvres artistiques dans un livre consacré à l’auteur, qui va invoquer l’abus. Mais il arrive aussi qu’un ami de l’auteur critique l’abus qui consiste pour les héritiers à permettre la publication d’inédits, qu’il estime contraire à la volonté du défunt, en particulier s’agissant d’écrits intimes ou encore de cours conçus seulement pour une présentation orale et non pour l’écrit. Ceci nous amène à nous interroger pour savoir comment on apprécie l’exercice du droit moral, par rapport à quels critères et par rapport aux conceptions de qui.

Qui apprécie l'exercice du droit moral ?

Une fois déterminé qui peut agir, il convient de se demander comment apprécier si tel ou tel acte porte atteinte au droit moral. Pour ce faire, il ne suffit pas d'établir la matérialité des faits et le contenu des prérogatives de l'auteur, il faut se demander à quel "étalon" confronter l'acte, quelle conception de l'oeuvre retenir pour apprécier s'il est critiquable, spécialement lorsqu'il est accompli par un héritier de l'auteur. C'est un point important car, comme le relevait Milan Kundera (7) , "sans que leur droit soit limité, les auteurs des arts à l'ancienne mode se trouveront d'emblée dans un autre monde où le droit d'auteur est en train de perdre son ancienne aura. Dans ce nouveau climat, ceux qui transgressent les droits moraux des auteurs (...) trouveront en cas de conflit l'indulgence de l'opinion tandis que l'auteur se réclamant de ses droits moraux risquera de rester sans la sympathie du public et avec un soutien juridique plutôt gêné car même les gardiens des lois ne sont pas insensibles à l'air du temps. "
La loi définit les droits moraux et, par "a contrario", on peut déduire ce qui est interdit : la divulgation non autorisée d'une oeuvre inédite ; l'usurpation ou la méconnaissance de la paternité de l'auteur ; l'atteinte à l'intégrité de l'oeuvre. Certaines atteintes suffisent en elles-mêmes à obtenir la condamnation - par exemple, la divulgation sans accord de l'auteur mais d'autres obligent parfois le juge à s'interroger davantage : en matière de droit au respect, il faudra parfois rechercher si la modification est ou non dénaturante.

Du vivant de l'auteur, la question se pose surtout en cas d'adaptation, puisqu'en autorisant l'adaptation, l'auteur a nécessairement consenti à des modifications, celles que nécessite le passage d'un genre à un autre. Mais dans les rapports avec un cessionnaire de droits, un éditeur par exemple, le respect de l'oeuvre doit être absolu : on ne doit rien changer ni ajout, ni retranchement - sans accord préalable de l'auteur.
Il appartient à l'auteur et à lui seul de décider s'il accepte ou refuse des altérations ou modifications de son oeuvre, même si elles peuvent paraître minimes ou vénielles aux tiers. Il est en droit d'exiger que son oeuvre parvienne au public exactement comme il l'a conçue et pas autrement (8) . Il ne faut donc pas se référer à l'opinion des tiers, ni chercher à opérer une balance entre les intérêts artistiques de l'auteur et ceux du public, des exploitants ou des consommateurs, tous intérêts qui ne peuvent interférer légitimement avec la défense de la personnalité d'un individu, quand bien même elle s'est exprimée dans une oeuvre. Le droit d'auteur est fait pour les auteurs et le droit moral protège le lien indissoluble entre l'oeuvre et la personne dont elle émane. Que le public réclame - ou que l'on prétende qu'il réclame - une fin heureuse, une oeuvre condensée ou une suite, des couleurs à la place du noir et blanc, etc. n'a pas à être pris en compte par les juges. Ce qui importe, c'est le respect des conceptions, de l'oeuvre et de la personne de l'auteur. Ceci conduit à affirmer que, lorsque l'auteur invoque son droit moral en justice, dans les conditions posées par la loi, il ne commet jamais d'abus : le juge ne doit donc pas apprécier sa demande en scrutant et pesant les motivations de l'auteur qui exerce ce droit. Le juge ne doit pas substituer sa propre subjectivité à celle de l'auteur pour décider si ces motivations sont justes, car le juge n'a pas à se faire critique d'art et parce qu'il n'est pas un auteur et encore moins cet auteur particulier qui se plaint de l'atteinte à son droit moral...

Après la mort de l'auteur, si le droit moral survit, c'est en prenant une physionomie un peu différente. Du vivant de l'auteur, il s'agit d'un droit individuel qui est fait pour l'auteur et exercé par lui selon ses seules conceptions, de façon plus ou moins discrétionnaire. C'est lui qui doit décider du sort de son oeuvre et de ce qu'il estime acceptable ou intolérable. Quand cette prérogative passe entre les mains de ses héritiers, c'est afin qu'ils défendent l'oeuvre et la mémoire du défunt. C'est un droit qu'ils ne doivent pas exercer en fonction de leurs propres intérêts, de ceux de la famille, de l'exploitation ou du public, mais uniquement dans l'intérêt de l'auteur décédé. Ils ont ainsi, plus qu'un droit, une charge morale, qui consiste à défendre la paternité et l'intégrité de l'oeuvre et à divulguer ce que l'auteur voulait divulguer et à ne pas publier ce qu'il refusait de voir publier. Ils doivent donc se conformer aux conceptions et aux volontés explicites ou implicites de l'auteur sur le sort de son oeuvre. C'est un droit qui doit s'exercer dans un esprit de fidélité à l'auteur, quelles que soient les propres convictions des héritiers, leurs intérêts ou l'appréciation que les tiers peuvent porter sur les choix du défunt (9)
C'est aussi de cette façon que le juge doit raisonner, s'il est saisi d'une contestation quant à l'exercice ou au non exercice du droit moral. Il doit alors chercher à reconstituer les volontés de l'auteur, retrouver ce qu'il a pu dire à travers ses écrits, ses dernières volontés ou des témoignages notamment, rechercher l'esprit de son oeuvre et prendre sa volonté pour étalon. Dans une affaire concernant le refus abusif de publier un 26 ème tome des oeuvres d'Antonin Artaud, opposé à l'éditeur qui, depuis plusieurs décennies, avait assuré l'édition de ses oeuvres complètes avec l'accord de l'auteur, puis de ses ayants droit, la Cour de cassation a rappelé en 2000 (10) , que "le droit de divulgation post mortem n'est pas absolu et doit s'exercer au service de l'oeuvre, en accord avec la personnalité et la volonté de l'auteur telle que révélée et exprimée de son vivant". A propos des volontés de Beckett et Stravinski, Milan Kundera parle de "cet effort maximal pour donner à une oeuvre un aspect définitif, complètement achevé et contrôlé par l'auteur (...) la conception suprême de l'auteur, de l'auteur qui exige la réalisation entière de ses volontés" (ibid. p.318). Si cette volonté n'existe pas ou si elle a varié au point de ne pas pouvoir être établie avec certitude, alors le juge validera la décision des héritiers de divulguer un inédit ou condamnera leur refus de l'autoriser. Dans le doute, on présume que l'auteur aurait souhaité la publication, et réciproquement qu'il aurait refusé les modifications dénaturantes apportées à son oeuvre ou encore qu'il aurait entendu que sa paternité ne soit pas méconnue. En d'autres termes, le juge ne doit pas se fonder sur ce que lui-même estime souhaitable pour l'oeuvre, ni sur les goûts que l'on attribue au public ou au consommateur, ni sur ce que dit la critique, ni sur ce qui serait de l'intérêt personnel des héritiers, mais seulement sur l'esprit de l'oeuvre et les conceptions et volontés de l'auteur relativement à celle-ci.

Pour conclure, citons encore l'admirable livre de Milan Kundera, "Les testaments trahis" (précité, p.324) : "Ah, il est si facile de désobéir à un mort. Si malgré cela, parfois, on se soumet à sa volonté, ce n'est pas par peur, par contrainte, c'est parce qu'on l'aime et qu'on refuse de le croire mort. "


 (1) F.Pollaud-Dulian, "Le droit d'auteur", éd. Economica 2004 n°485 s.
 (2) A.Françon, "La protection du droit moral sur une oeuvre tombée dans le domaine public", Mélanges Cabrillac, éd. Litec 1968 p.167.
 (3) Dans l'affaire "Montherlant", M. Gallimard, en sa qualité d'éditeur et d'ami du défunt a été jugé recevable à agir contre la publication posthume d'inédits, qu'il estimait contraire à la volonté de l'écrivain (Trib. gr. inst. Paris, 1er décembre 1982, RIDA janvier 1983 p 165).
 (4) Il est toutefois intervenu dans une instance dirigée contre la veuve du Peintre Foujita qui refusait systématiquement, sans juste motif et contre la volonté du défunt, toute autorisation de reproduction des oeuvres de celui-ci : Cass. civ.I, 28 février 1989, Bull. Civ.I n.101.
 (5) Paris, 31 mars 2004, "Les Misérables", RIDA octobre 2004 avec nos observations.
 (6) Voir l'intervention du Ministe dans l'action dirigée contre l'ayant-droit du peintre Foujita.
 (7) M. Kundera, "Les testaments trahis", Gallimard 1993 p.317.
 (8) Trib. gr. inst. Paris, 15 octobre 1992, RIDA janvier 1993 p.225 (à propos du refus de Beckett d'autoriser l'interprétation des personnages masculins d' "En attendant Godot" par des femmes).
 (9) Dans l'affaire "Roger-Gilbert Lecomte" (Trib. gr. Inst. Paris, 9 janvier 1969, D. 1969 p. 569), le refus de publication d'inédits par le titulaire du droit moral (la gouvernante du père de l'auteur) était ainsi injustifié dès lors qu'il n'était pas fondé sur la volonté de l'auteur défunt, mais sur la crainte que cette publication ne porte atteinte à l'honneur et à la réputation de sa famille.
 (10) Cass. civ. I, 24 octobre 2000, "Artaud", Bull. civ. I n) 266, rejetant un pourvoi c : Paris, 19 décembre 1997, RIDA avril 1998 p.433

 

 

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