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Laure Leroy, éditrice, directrice des éditions Zulma


Il me semble important que les éditeurs ne soient pas seulement nommés et cités, dans une maison comme la SGDL, comme des "affreux jojos". On peut être éditeur et travailler en confiance avec les écrivains qu'on publie. Zulma est une petite maison d'édition de cinq personnes, et nous publions trente-cinq livres par an en essayant toujours de travailler en confiance avec les auteurs. À défaut d'être peut-être la meilleure amie de chaque écrivain que je publie, j'espère être une très fervente lectrice de chacun des livres, de chacune des oeuvres que je publie. On ne peut pas être éditeur sans les auteurs. Il ne faut jamais oublier cela.

Qu'en est-il de la pratique du droit moral ? Le droit moral est incessible, et si l'auteur nous cède ses droits patrimoniaux par contrat, il ne nous cède évidemment pas son droit moral. Mais, dans la pratique quotidienne, même si elle est parfois conflictuelle, l'éditeur peut malgré tout être pour l'auteur un interlocuteur de bon conseil et de réflexion. Que fait un éditeur si ce n'est donner une forme très concrète - celle d'un livre - à ce qui était une oeuvre de l'esprit. Un éditeur qui se respecte lit évidemment le manuscrit avant de l'accepter. Une fois qu'il l'aura accepté, on suppose que c'est parce qu'il l'a aimé. Il est probable qu'il aura alors éventuellement des petites suggestions à faire à l'auteur. Tout se discute, mais quand un éditeur fait des propositions à un auteur en lui disant : "Peut-être qu'on pourrait revoir tel chapitre qui est un peu long, il faudrait soit le couper soit en faire deux chapitres", je n'imagine même pas une seconde qu'on pourrait couper ledit chapitre sans l'accord de l'auteur. Ça me paraît complètement impensable.

De même, cela me paraît impensable pour un auteur qui utiliserait des mots d'argot ou des formes que la grammaire condamne, de les corriger sans lui en parler. Je peux lui signaler ces choses et lui demander s'il est bien conscient que ça ne se dit pas comme ça. Mais, à la fin, c'est l'auteur qui est maître et libre de penser la grammaire telle qu'il l'entend et de faire oeuvre littéraire puisque c'est de ça qu'il s'agit. J'ai oublié de vous préciser que Zulma était une maison d'édition de littérature. Cela a son importance, car les problèmes ne sont pas les mêmes dans le cas de la fiction ou des sciences humaines.
L'éditeur va discuter avec l'auteur de son texte, discuter de son titre aussi. Il m'est arrivé de dire : "Ton titre n'est pas très bon", si le titre ne me semblait pas la meilleure porte d'accès au livre, et d'essayer de l'expliquer à l'auteur. Mais dans tous les cas, je respecterai son droit moral. C'est l'auteur qui aura, bien entendu, le dernier mot quant au titre qui figurera sur le livre. Cependant, mon expérience, et le recul que je peux avoir par rapport à l'oeuvre littéraire, me permettent de dire que tel titre ne me semble pas le meilleur accès, pour le public, à son oeuvre. Non pas que je veuille transformer un livre en produit commercial, mais il me semble qu'un écrivain a envie que ses livres soient lus, et je crois que c'est en grande partie le rôle de l'éditeur que de transmettre une oeuvre à des lecteurs.

Mais on ne peut pas pratiquer ce métier en demandant à chaque instant à l'auteur si l'argumentaire lui convient, si le communiqué de presse lui convient, si chaque élément dans la promotion du livre lui convient. Ce qu'on peut faire, c'est être suffisamment proche du texte, et de l'auteur, pour estimer qu'on va faire au mieux. Si l'on s'interroge sur la validité d'un choix, à ce moment-là, on en réfère à l'auteur qui, en dernier lieu, tranchera.
Il m'est arrivé d'être confronté à un titre qui me semblait désespéré, quelque chose qu'on n'arriverait absolument pas à défendre..., un bon livre avec un titre au quatrième degré, qui me semblait tout à fait inadapté. Finalement, le livre est paru sous ce titre choisi par l'auteur, je ne suis pas encore persuadée que c'était un très bon choix, mais c'est l'auteur qui, en dernier ressort, décide.

On respecte le choix de l'auteur, ou on ne publie pas le livre, et les choses en restent là. Maintenant, quand on est l'éditeur d'un livre, en général, par contrat, l'auteur nous cède ses droits étrangers ou ses droits qu'on nomme dérivés. Il peut arriver qu'on fasse des cessions à des clubs ou à des éditions de poche ou à des éditeurs étrangers. Dans ce cas, il me semble que, même si l'auteur ne nous a pas cédé son droit moral, c'est à nous, éditeurs, de le faire respecter auprès des éditeurs étrangers. Un exemple très simple : Zulma publie un écrivain coréen qui s'appelle Hwang Sok-yong. Il se trouve que Zulma détient ses droits occidentaux. On venait de vendre un ou deux de ses livres à un éditeur allemand qui m'explique gentiment que, en Allemagne, les libraires ne vont rien comprendre à ces noms asiatiques. Hwang, c'est son nom de famille, Sok-yong, c'est son prénom, la pratique veut qu'on l'appelle Hwang Sok-yong, on ne dit pas Sok-yong Hwang. Évidemment, les gens se trompent, mais il me semble que le respect minimum de l'auteur, c'est de respecter son nom, or son nom c'est Hwang Sok-yong, ce n'est pas le contraire. L'éditeur allemand ne voulait pas en démordre et voulait absolument qu'on l'appelle Sok-yong Hwang. Ce n'est pas très grave, sans doute, mais ça l'est néanmoins...
Le fait est que j'essaie de défendre cela. Finalement, nous avons obtenu gain de cause. Le livre allemand paraîtra avec comme nom d'auteur Hwang Sok-yong. Un autre exemple, toujours avec un auteur coréen qui s'appelle Yi Sang. La Bibliothèque nationale de France, qui a un système de référencement des auteurs étrangers, s'évertue à l'appeler I San. Ça m'énerve à chaque fois. Ça peut paraître idiot, mais ce n'est pas si idiot que ça : la Corée a été occupée par le Japon pendant une quarantaine d'années et I San est l'orthographe japonisée de son nom alors que Yi Sang, c'est l'orthographe coréanisée. Il me semble que, pour un écrivain coréen, même s'il est mort et enterré depuis fort longtemps, c'est signifiant.
Ces exemples démontrent que, sans être aucunement détenteur de quoi que ce soit, on peut quand même avoir un engagement, et dire qu'on va tâcher de respecter l'oeuvre - et la faire respecter.


Parfois, c'est plus complexe. Prenons le cas des oeuvres complètes d'Henry James. Je m'intéressais à l'édition des Papiers d'Aspern, qui est une nouvelle que beaucoup d'entre vous connaissent certainement. Il se trouve qu'Henry James a écrit une première version de ce texte, puis, bien plus tard, une seconde version, qu'il a beaucoup retravaillée. L'édition américaine des oeuvres complètes de James a choisi de publier toutes les nouvelles d'Henry James dans l'ordre chronologique, et donc uniquement la première version de ce texte. Cela pourrait se défendre.
Mais, James, quarante ans après sa première parution, a totalement revu cette nouvelle-là, il a même changé le nom de l'héroïne, il a énormément retravaillé. Aujourd'hui, cela ne dérange pas du tout l'éditeur américain de publier uniquement la première version - ce sont les oeuvres complètes, dans l'ordre chronologique. Donc, vous avez droit au texte quasi brouillon de l'oeuvre, premier jet publié et puis vous avez droit, en notes, aux corrections que James a faites quarante ans plus tard. James étant dans le domaine public, ça n'intéresse sûrement plus personne.

J'ai trouvé cela choquant. James a tout révisé, tout réécrit, reconsidéré l'oeuvre dans son entier et l'on s'amuse à publier la première version en mettant ses corrections en notes. Il se trouve que je vais publier ces Papiers d'Aspern dans une version anglaise pour Zulma et on va s'attacher à prendre la dernière édition du vivant de l'auteur pour respecter son travail.

Je voulais également publier un très bel écrivain taïwanais, qui est mort depuis quelques années maintenant et qui est publié chez le plus gros éditeur taïwanais. Son oeuvre n'existe plus aujourd'hui qu'en oeuvre complète. Cela fait dix volumes. Je ne sais pas très bien comment ils ont rassemblé cela, ne lisant pas le chinois couramment. J'avais envie de publier un recueil de trois nouvelles de cet écrivain. En fait, je me suis vu opposer un refus catégorique de l'éditeur taïwanais au prétexte que les ayants-droit de l'auteur s'y opposent. En fait, cet écrivain aujourd'hui, on n'a le droit de le publier que sous la forme de ses oeuvres complètes, c'est-à-dire en dix volumes, en respectant le contenu de chaque volume et, si possible, en achetant les droits des dix volumes. Je pense que vous n'aurez pas, avant quelques années, l'occasion de lire les oeuvres de cet écrivain. C'est dommage, je considère cela comme une forme d'abus total de droit moral.
J'ai une expérience limitée des procès. Il me semble qu'il vaut mieux essayer de trouver des solutions avant d'en arriver là, même si j'ai recours, comme chacun, aux avocats. Souvent on confond droit moral et "pompe à finance". J'ai vu souvent arriver un écrivain à la fois désespéré mais quand même pas tout à fait mécontent, me dire : « Ça y est, j'ai été plagié ! » C'est presque une bonne nouvelle parce que cela veut dire qu'on a écrit une oeuvre qui est suffisamment intéressante pour que quelqu'un veuille vous la piquer. Pour l'ego, c'est plutôt satisfaisant. Ensuite, on se dit : chic alors, on va pouvoir l'attaquer ! Et gagner plein d'argent. Le plagiat étant manifeste, on a des chances de gagner, donc c'est un peu comme jouer au loto, sauf qu'on a un peu plus de chances de gagner. Je caricature à peine...

J'ai eu par ailleurs droit à un procès pour plagiat que la maison d'édition a perdu. Nous avions publié un livre sous un titre qui était déjà pris par un autre écrivain pour un autre livre. Ce livre n'était plus du tout en circulation, nous étions de toute bonne foi. Mais nous avons été condamnés et nous avons dû payer pas mal d'argent. Là où je trouve que le droit moral n'est pas vraiment respecté, c'est que nous n'avons pas du tout été condamnés à arrêter la publication et la vente de ce livre. Seulement à payer. Aujourd'hui, j'ai à mon catalogue un livre dont le titre est une atteinte absolue au droit moral d'un autre écrivain - en tout cas c'est ce qui a été jugé - mais j'ai tout à fait le droit de le vendre du moment que j'ai payé beaucoup d'argent à la personne à qui ce titre appartenait. Je ne suis plus très sûre de savoir où est l'atteinte au droit moral. J'aurais presque préféré qu'on interdise la publication du livre sous ce titre.
Soit c'est une atteinte grave au droit moral, portant un réel préjudice, soit ça ne porte pas tant préjudice que ça et alors... Je ne vais pas épiloguer sur la question, mais il me semble qu'il y a parfois confusion.

En conclusion je dirai qu'il est essentiel, dans tout ce qui concerne le droit moral, de considérer l'oeuvre en question - d'abord l'oeuvre. Vous êtes peut-être nombreux à avoir lu La Prisonnière des Sargasses de Jean Rhys. Jean Rhys a réinventé ce qui se passe avant Jane Eyre. Dans Jane Eyre, on a Rochester qui a enfermé sa femme dans un placard. Jean Rhys, un siècle après Charlotte Brontë, a imaginé la rencontre entre Rochester et sa femme, et l'histoire de ce mariage. Aujourd'hui, peut-être que quelqu'un viendrait nous dire qu'on n'a absolument pas le droit de faire un truc comme ça, que Charlotte Brontë s'y opposerait, etc. Pourtant, La Prisonnière des Sargasses est un livre magnifique, de même que Jane Eyre est un livre magnifique.
L'un ne porte absolument aucun ombrage à l'autre et ces deux livres peuvent parfaitement coexister.

S'il y a une chose à considérer au-delà de la propriété littéraire, au-delà de la période de droit patrimonial, il me semble que c'est du droit moral de l'oeuvre qu'il s'agit. À partir d'un certain moment, c'est l'oeuvre qui compte, plus que la volonté particulière de tel ou tel auteur, parce que l'oeuvre, une oeuvre immense, une grande oeuvre appartient aussi à ses lecteurs et s'appartient toute seule.

 

 

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