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Table ronde modérée par Jean-Claude Bologne

Notre dernière table ronde est consacrée aux logiques d’influence et aux logiques économiques de la traduction. Les intervenants représentent, à parts égales, le public et le privé.

Isabelle Nyffenegger est chef du département de la création au Centre national du livre. Elle a exercé pendant huit ans des fonctions d’attaché pour le livre auprès des ambassades de France à New Dehli et à Rabat, avant de rejoindre en 2010 le CNL, où elle a d’abord dirigé le bureau des relations internationales. Paul de Sinety a dirigé de 2002 à 2006 le département Édition de l’agence culturelle du ministère des affaires étrangères, puis le département Livre et Écrit à Culture France. Depuis que cet établissement est devenu l’Institut français, il est directeur du nouveau département Livre et Promotion des savoirs. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages ainsi que de films documentaires sur Arte et France 3.

La représentation du secteur privé s’équilibre entre intraduction et extraduction.

Jean Mattern coordonne, chez Gallimard, le programme de littérature étrangère et la collection « Du Monde entier ». Il a traduit des auteurs de langue allemande et il dirige la collection « Arcades ». Il est également auteur des romans Les Bains de Kiraly et De lait et de miel.

Quant à Martine Heissat, la biographie qu’elle nous a transmise tient en une ligne : « Arrivée aux éditions du Seuil pour une mission de trois jours il y a trente-deux ans. » Je suis moi-même auteur au Seuil mais j’aurai dû attendre ce forum pour avoir le plaisir de faire sa connaissance, ce qui est caractéristique, je crois, des relations entre auteurs et éditeurs.

Le titre de cette table ronde semble opposer deux logiques, pourtant il existe de nombreuses passerelles entre les deux. L’Institut français se situe plutôt dans une logique d’influence. Un livre, nous l’avons vu lors des précédentes tables rondes, est aussi un acte politique et culturel. L’image de la France à l’étranger se véhicule aussi par les livres. Paul de Sinety va nous présenter le réseau qui permet de la défendre et de la promouvoir.

Paul de Sinety

L’Institut français est un établissement public créé il y a un peu moins d’un an et placé sous la tutelle du ministère des affaires étrangères et européennes. Son objectif est de promouvoir, en s’appuyant sur notre réseau de services culturels d’ambassades et d’alliances françaises, l’influence française à l’étranger dans le domaine des idées, de la création artistique et des savoirs.

Faire découvrir de nouveaux auteurs dans les domaines de la fiction et de la non-fiction est une tâche passionnante mais complexe qui nécessite un dispositif adapté. La France dispose à cet effet d’un réseau de 350 établissements culturels destinés à mener à bien une politique de promotion et d’influence.

Si l’Institut français est impliqué directement dans les questions de traduction, c’est que l’influence à l’international suppose que l’on traduise des auteurs, des idées, des textes, et donc que l’on forme des traducteurs. Nous comptons quinze postes diplomatiques correspondant à des zones régionales d’influence politique et géolinguistique, et les quinze bureaux du livre qu’ils abritent ont un rôle essentiel. Nous avons entendu tout à l’heure Nicolas Idier, en charge du livre à Pékin ; Hélène Mélat, responsable à Moscou, assiste à nos débats. Notre action s’appuie d’abord sur un réseau de personnes qui sont en contact avec les partenaires étrangers, à commencer par les éditeurs, les universitaires et les traducteurs.

La traduction est un levier d’influence essentiel. Or, dans certaines langues, la population des traducteurs du français est vieillissante. Avec nos amis du Centre national du livre et du ministère de la culture, tout en dialoguant avec les professionnels du livre, notamment les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises, nous menons des actions de formation visant à faire émerger de jeunes générations de traducteurs et à renouveler le vivier. Dans une logique d’influence et de diplomatie culturelle, nous menons également une cinquantaine de programmes d’aide à la publication gérés par nos postes diplomatiques et coordonnés depuis Paris, grâce à des aides à la cession notamment. Ces programmes se situent dans le champ de l’extraduction.

Jean Claude Bologne

Le Centre national du livre, quant à lui, aide à la fois à l’intraduction et à l’extraduction. Dans quelles proportions et de quelle manière ? Vous m’avez indiqué, Isabelle Nyffenegger, que vous intervenez surtout en soutien à l’activité privée et que vous ne pouvez subventionner directement la traduction. Où le CNL place-t-il le curseur entre logique commerciale et logique diplomatique ?

Isabelle Nyffenegger

Nous sommes bien entendu dans une logique d’accompagnement des acteurs économiques que sont les éditeurs en matière d’intraduction et d’extraduction, mais également dans une logique culturelle de soutien à la création et à la diversité des expressions culturelles, en France et à l’étranger. Notre action est à l’articulation – et dans l’équilibre – entre ces deux logiques.

Sur le plan national comme sur le plan international, notre soutien porte sur l’ensemble de la chaîne du livre, de l’auteur aux bibliothèques et aux manifestations littéraires.

En appui à la diffusion commerciale de la création et de la production éditoriale française de qualité, le Cnl offre des dispositifs de soutien direct à l’intraduction et à l’extraduction dans une proportion quasi équivalente. Les moyens affectés à l’accueil des littératures étrangères – 1,6 million d’euros – sont un peu plus élevés que ceux destinés à l’extraduction – 1,2 million, la différence de montant s’expliquant par la différence de coût des traductions selon les pays. En nombre d’ouvrages, nous aidons autant l’intraduction que l’extraduction. C’est une spécificité française à laquelle nous tenons beaucoup.

Nous soutenons également les traducteurs par le biais de bourses ou, pour les traducteurs français, de crédits de traduction, et sommes engagés dans des programmes d’échange entre traducteurs français et étrangers.

Nous soutenons enfin les librairies qui diffusent des livres français à l’étranger et, de manière ciblée, les bibliothèques, notamment les grandes bibliothèques étrangères qui ont un politique d’achat d’ouvrages francophones.

Autre aspect, moins connu, de notre activité : le soutien aux organismes interprofessionnels qui interviennent dans le champ international et permettent la présence du livre français à l’étranger : le Bureau international de l’édition française, l’Association internationale des libraires francophones, les Assises de la traduction littéraire en Arles, l’Association des traducteurs littéraires de France, etc.

Nous avons un rôle d’information, de conseil et de médiation auprès des professionnels français et étrangers. Nous travaillons beaucoup avec nos homologues des différents pays pour défendre des positions communes, notamment sur le statut du traducteur qui constitue pour nous une priorité. Avec le BIEF et l’Institut français, nous venons de mettre en place un portail de promotion de la création littéraire et de l’édition françaises à l’étranger, FranceLivre.

En direction de certaines zones géographiques où enjeux économiques et enjeux culturels se croisent, nous menons des actions ciblées lorsque nous estimons qu’une intervention plus forte est nécessaire. C’est le cas de la Grèce, où la crise a provoqué un effondrement des cessions de droits et où nous aidons les éditeurs à maintenir le niveau de leurs achats de droits aux éditeurs français et à promouvoir la littérature française. Nous avons également des partenariats en Turquie, en Haïti, ou encore en Tunisie.

Jean Claude Bologne

Nous allons maintenant demander aux deux représentants du monde de l’édition quelle influence les aides à la traduction, qu’elles soient en provenance de France ou en provenance de l’étranger, peuvent avoir sur la publication. Le catalogue de Gallimard en littérature, celui du Seuil en sciences humaines, ont une renommée qui attire beaucoup de demandes. Existe-t-il des déséquilibres entre ces catalogues, et l’aide à la traduction permet-elle de les compenser ?

Martine Heissat

La situation actuelle est assez difficile en matière de cession de droits. Les éditeurs avec lesquels nous travaillons sont très touchés par la crise.

Les chiffres que je vous présente concernent l’année 2010. La crise s’amorçait à l’étranger mais, curieusement, nous a épargnés pendant huit à dix mois. Le nombre de contrats avec la Grèce est tombé à onze – dont un seul pour la fiction – alors qu’il était, durant les quinze années précédentes, de quarante par an. Les Grecs privilégient désormais les petits livres pour lesquels ils dépenseront moins, tant en droits d’acquisition qu’en frais de traduction. Les sujets sont liés à la politique et à l’économie, sans doute parce qu’il y a insuffisamment de textes d’auteurs grecs en la matière.

L’aide joue bien entendu un rôle important. Sans elle, certains éditeurs ne pourraient pas acquérir de droits. Les contrats soutenus par le programme d’aide à la publication (PAP) représentent 12,2 % de l’ensemble et 8 % n’auraient pu se conclure sans aide.

Jean Claude Bologne

Les éditeurs étrangers le disent.

Martine Heissat

Oui. Lorsqu’ils nous demandent nos conditions pour acquérir tel ou tel titre, nous leur établissons un contrat fictif qu’ils doivent présenter devant une commission se réunissant deux fois par an. Lorsque la commission ne donne pas son accord pour acquitter le montant des droits, le contrat ne se conclut pas. La Russie est le cas le plus flagrant : nous ne travaillons quasiment pas en direct avec les éditeurs. En effet, nous ne publions pas de la littérature grand public et nous n’avons pas accès aux grandes maisons dont le portefeuille est bien garni.

Paul de Sinety

Les PAP (aides à la publication) sont gérés par le réseau de l’Institut français dans le monde. L’aide à la cession relève d’un programme géré directement depuis Paris et s’ajoute aux aides à l’extraduction déjà accordées par nos postes diplomatiques.

Martine Heissat

Dans les pays qui connaissent moins de problèmes économiques, les aides permettent à de petits éditeurs de continuer à publier de la littérature. Les grands groupes et les grandes maisons sont de plus en plus frileux quand il s’agit d’acheter des ouvrages dont ils ne connaissent pas les auteurs et la potentialité de vente – laquelle est devenue le grand critère des éditeurs étrangers. Le « Pourquoi pas ? » n’existe plus. Les petits éditeurs, à l’inverse, fonctionnent encore aux coups de cœur. S’ils aiment un roman, ils veulent le publier de toute façon. Mais beaucoup ne pourraient le faire s’ils ne bénéficiaient d’une aide, notamment une aide à la traduction : un livre de littérature nécessite un traducteur confirmé, et cela coûte cher. Nous préférons d’ailleurs être assurés que notre auteur sera correctement traduit car, dans certains pays, on n’hésitera pas à réduire les frais en confiant les douze chapitres d’un livre à douze traducteurs différents, souvent des étudiants. 

Il est important pour nous de fidéliser de petites maisons qui représentent aussi l’avenir. La mentalité qui règne dans les grands groupes est parfois difficile. Quand nous leur parlons d’un excellent auteur et mettons toute notre énergie à les convaincre, il arrive que l’éditeur nous interrompe en nous demandant le nombre de pages ! La qualité n’est plus le critère premier, il faut d’abord convaincre l’éditeur qu’il va vendre l’ouvrage – ce que nous ne pouvons pas, bien entendu, lui assurer. Reste que, lorsque la publication est aidée, la conviction est un peu plus forte...

Jean Claude Bologne

En d’autres termes, si l’éditeur reçoit une aide, il ne sent plus astreint à vendre le livre ? Je suis provocateur à dessein, mais il me semble que le but d’un auteur est aussi d’être vendu...

Qu’en est-il, Jean Mattern, du poids des aides en matière d’intraduction ?

Jean Mattern

J’ai le privilège de travailler dans une maison bénéficiant d’une certaine stabilité économique. Pour Gallimard, les aides à la traduction, qu’elles viennent du CNL, des partenaires étrangers ou des nombreuses fondations scandinaves, néerlandaises, hongroises, etc., ne sont jamais réellement déterminantes quant à notre décision de publier ou non.

La collection « Du Monde entier » a assez peu sollicité le CNL, qui intervient plus souvent pour « Bleu de Chine », Joëlle Losfeld, etc. Nous sollicitons en revanche des aides à l’étranger, auprès d’institutions comparables au CNL ou à l’Institut français. Dans notre budget, les aides ont pour objet direct de faire baisser le prix de l’ouvrage pour le public français. Cela étant, je parle au nom d’une maison au catalogue centenaire, bénéficiant d’une certaine stabilité économique et ayant le privilège de pouvoir choisir ses titres d’abord en fonction de critères de qualité et de conviction éditoriale. Nous cherchons ensuite les moyens les plus appropriés pour faire connaître les auteurs – souvent de jeunes écrivains inconnus – à un prix qui reste intéressant.

La collection que j’ai l’honneur de coordonner publie de très grands auteurs reconnus, mais nous traduisons aussi de jeunes auteurs. Notre catalogue comprend plus de quarante langues et cinquante-sept pays y sont représentés. L’anglais n’y est pas dominant puisqu’il représente moins d’un tiers des titres. Antoine Gallimard tient beaucoup à ce que la collection « Du Monde entier » continue de mériter son nom en accueillant des littératures de tous horizons.

Nous n’avons pas de quotas par langues. Nous publions entre trente et trente-cinq titres par an. Notre travail est un travail d’équipe – Christine Jordis pour l’anglais, Gustavo Guerrero, Vincent Raynaud... – auquel nous associons des conseillers extérieurs. Depuis une quinzaine d’années, neuf à dix titres par an sont traduits de l’anglais, soit une proportion très inférieure à celle de la plupart de nos confrères, quatre ou cinq de l’allemand, trois à cinq de l’espagnol et de l’italien. Vient ensuite une grande variété de langues : hindi, javanais, slovène, bengali, hébreu, néerlandais, langues scandinaves...

Nous veillons à rester un lieu qui accueille des littératures très peu connues en France, et parfois nous avons beaucoup de mal à faire connaître nos auteurs sur le marché français. Pour la première traduction d’un auteur islandais au nom imprononçable, il est important de pouvoir vendre le livre à 22,50 euros plutôt qu’à 25. Si nous touchons une subvention de la Fondation pour l’art et la culture islandais, la somme servira directement à faire baisser le prix de vente. Pour une maison qui peut se permettre des choix par conviction éditoriale et qui peut utiliser les moyens publics français ou étrangers pour rendre le livre plus attractif, la logique économique est donc différente de celle que l’on peut observer ailleurs.

Entre le succès et la non-vente, nous rencontrons tous les cas de figure. Certains titres se vendent à moins de 1 000 exemplaires alors que nous bénéficions du meilleur service de presse de la place de Paris et sans doute du meilleur service de diffusion et de distribution. L’excellente traductrice Barbara Fontaine, présente dans la salle, a donné son meilleur pour un livre d’un jeune auteur allemand sur lequel je misais beaucoup, et nous n’avons vendu que 700 exemplaires. Cela arrive pour dix à quinze titres de la maison Gallimard chaque année. Nous n’avons aucune raison économique à continuer de faire ce que nous faisons ; pourtant, nous le faisons quand même. J’en pense qu’il en va de même pour beaucoup de maisons d’édition. Le public, mais aussi les traducteurs, peut avoir l’impression que c’est économiquement facile alors que, pour une bonne moitié de nos titres, nous n’atteignons par le point d’équilibre des frais engagés.

Pour ce qui est des aides, je le répète, elles nous servent avant tout à rendre le livre plus attractif pour le lecteur final.

Martine Heissat

Je salue cette persévérance. Souvent, les maisons d’édition étrangères qui vendent très mal un livre en traduction en tirent argument pour ne pas continuer à publier l’auteur. C’est ainsi que des auteurs extraordinaires ne sont plus traduits dans certains pays. En Allemagne, par exemple, que fait l’éditeur susceptible de publier le nouveau livre d’un romancier qui n’a pas été traduit depuis un certain temps ? Il se rend dans une librairie pour demander les chiffres de vente des livres précédents. Si ces chiffres ne sont pas bons, il n’imagine même pas qu’il pourrait faire mieux, il renonce. Même avec des aides, nous n’arrivons pas à convaincre certains pays de continuer à publier des auteurs qui méritent de l’être.

Paul de Sinety

S’agissant des livres traduits du français, il peut être plus difficile de rencontrer un succès pour la fiction que pour la non-fiction, où il existe des niches très particulières. Il faudrait à cet égard parler des presses universitaires.

Quoi qu’il en soit, nous avons mis en place depuis un an, avec nos postes diplomatiques, une enveloppe destinée à la promotion de certains titres, qui permet de faire venir l’écrivain pour appuyer la parution de l’ouvrage dans un pays, de le faire participer à des rencontres, ou encore d’organiser des rencontres entre les auteurs et leurs traducteurs dans tel ou tel pays.

Martine Heissat

Le traducteur joue un grand rôle. L’auteur français et son traducteur entretiennent souvent une relation privilégiée, ils ont des contacts pour résoudre des difficultés de traduction, etc. Et, souvent, le traducteur reste fidèle à l’auteur. Même si celui-ci n’est plus publié dans le pays de destination, il n’est pas oublié.

D’autre part, le traducteur peut être pour nous un intermédiaire essentiel. Après avoir lu et aimé un roman français, il arrive qu’il décide de le traduire, en partie ou en totalité, et de le proposer à des éditeurs sur place. Seul bémol, nous ne connaissons pas au départ la qualité de la traduction : elle peut être très bonne et déboucher sur un contrat, ou moins bonne et rebuter les éditeurs.

Isabelle Nyffenegger

Les commissions d’extraduction sont très sensibles au travail dans la durée que peuvent accomplir les maisons étrangères avec un auteur français. Notre taux de sélectivité est assez élevé, puisque nous accordons environ 400 aides par an pour 600 demandes. La qualité de la relation de l’éditeur étranger avec l’auteur et son traducteur, sa fidélité, son travail dans la durée, donnent tout leur sens aux aides publiques.

Nos aides doivent accompagner un vrai désir d’éditeur. C’est pourquoi nous ne financerons jamais plus de 50 % d’un projet en extraduction : si l’éditeur n’est pas persuadé qu’il va vendre le livre, l’aide publique ne sert à rien. Ce qui compte, c’est que l’auteur soit lu et non qu’il soit seulement publié !

Jean Claude Bologne

Comme auteur, je suis moi aussi très sensible à la fidélité des éditeurs, y compris des éditeurs étrangers. Que ces derniers soient attentifs aux ventes en librairie est normal. Ils peuvent en effet se désintéresser d’un auteur qui n’aurait pas fait de bons chiffres dans une première traduction. Dès lors, l’éditeur et les pouvoirs publics n’ont-ils pas une responsabilité accrue pour la deuxième traduction ? Le travail des petits éditeurs a été salué. Pour autant, on peut avoir un doute sur la façon dont ils pourront défendre un ouvrage à l’étranger. Cela risque-t-il d’obérer les traductions suivantes ? Les éditeurs et les pouvoirs publics prennent-ils en compte ce type de considération ? Les auteurs s’inscrivent volontiers dans la logique d’influence mais celle-ci est soumise à la logique économique. Et il peut leur arriver de s’inquiéter à ce sujet. Quelles sont les questions que l’on se pose, dans le privé comme dans le public, lorsque l’on aide une traduction sans savoir si elle va entrer dans une logique économique ?

Paul de Sinety

Je prendrai un exemple concret. L’année France-Russie 2010 aura été une grande réussite. Au très important salon Non/Fiction de Moscou, le public forme des files de 350 personnes par –20°. L’entrée est payante. La France, invité d’honneur en 2010, était chargée d’organiser des rencontres dans le domaine des sciences humaines et sociales et de faire venir de grands auteurs dont les recherches ont un écho international, notamment dans des pays prescripteurs comme les États-Unis. La traduction de leurs ouvrages est coûteuse car elle implique une certaine technicité – la difficulté que les traducteurs étrangers rencontrent pour suivre la création intellectuelle des penseurs français est d’ailleurs une question à poser. Ainsi, Vincent Descombes, Luc Boltanski, Jean-Marie Schaeffer, Philippe Descola n’étaient pas traduits alors qu’ils étaient attendus par le public universitaire russe. Nous nous sommes montrés très offensifs. Sans outrepasser la règle des 50 % édictée fort justement par le Centre national du livre, nous avons apporté des aides conséquentes et nous avons convaincu plusieurs éditeurs russes – Irina Prokhorova de NLO, par exemple. Cela a représenté deux ans de travail : nous avons labouré le terrain, organisé des missions d’éditeurs, d’auteurs, de responsables de droits, d’universitaires. Au total, dix ouvrages majeurs ont été traduits.

Il s’agit d’un cas précis, certes, mais c’est un exemple du travail de veille et de militantisme qu’accomplissent nos postes diplomatiques et nos attachés culturels. Si nous sommes autour de cette table, c’est pour travailler ensemble, harmoniser nos procédures, créer de nouveaux dispositifs à l’exemple du portail FranceLivre. Nous allons également mettre en place, en partenariat avec la Bibliothèque nationale, une base de données des ouvrages traduits du français vers les sept ou huit langues les plus importantes, en espérant qu’elle s’étendra à une quinzaine de langues d’ici à quinze ans. Nous disposerons ainsi d’un système de référencement aux normes. Nous créons aussi, notamment avec la Société européenne des auteurs et Camille de Toledo, un réseau social qui permettra aux auteurs, traducteurs, éditeurs, attachés culturels, universitaires, de communiquer les uns avec les autres.

Il faut porter ces dispositifs et il faut se battre. Même si, parfois, seulement 450 exemplaires se vendent, il faut continuer à travailler avec l’éditeur sur le terrain et dans la durée.

Martine Heissat

Dans le domaine des sciences humaines, certains auteurs sont incontournables et nous ne rencontrons aucun problème pour les vendre partout dans le monde. Qu’un éditeur ne vende que 400 exemplaires d’un ouvrage de Derrida n’est pas grave : l’important pour lui est d’avoir Derrida à son catalogue. Les choses sont plus compliquées en littérature. Lorsqu’un premier roman traduit ne se vend pas, il est très difficile de convaincre l’éditeur étranger de continuer à publier l’auteur : il arrête tout de suite, ce qui n’était pas le cas auparavant. La politique des petites maisons, en revanche, est encore d’asseoir un auteur et de le faire connaître. C’est une forme d’héroïsme et, en cela, les aides sont indispensables.

Jean Claude Bologne

Ce matin, Uli Wittmann nous a dit que Le Clézio ne s’est pas vendu en Allemagne. Cet après-midi, nous avons appris que c’était un des auteurs les plus traduits et les plus vendus en Chine. Vu de France et du côté des auteurs, c’est incompréhensible. Quelle peut-être la réponse de l’éditeur, en lien avec les pouvoirs publics ?

Jean Mattern

Il n’y a de logique ni dans un sens ni dans l’autre. Certains auteurs étrangers se vendent mieux en France que dans leur pays d’origine. On ne peut analyser les choses qu’au cas par cas.

Étant moi-même un auteur traduit, je tiens à souligner l’importance des responsables de droits. Comme éditeur, je suis confronté toute la journée à de mauvais agents littéraires qui parlent très mal des livres et je me rends compte que nous avons en France les meilleurs responsables de droits au monde. Ils accomplissent un travail remarquable pour maintenir la diffusion du livre français traduit dans le monde entier. Peu de gens savent que la plupart des contrats se font quasiment à perte. Dans les petits pays, les à-valoir sont parfois de 250 ou 300 euros. Cela ne paie même pas l’heure de travail du responsable, encore moins les déplacements, l’envoi de documents, etc. Alors que nous nous inscrivons dans une logique privée – un éditeur pense aussi à son bénéfice et souhaite rentabiliser le travail de son responsable de droits –, beaucoup de contrats sont passés à perte.

Derrière cela, il y a une logique d’accompagnement. C’est sur ce point que l’Institut français et le CNL ont un rôle essentiel. Cela ne réussit pas à chaque fois mais cela crée un contexte général pour les éditeurs étrangers, qui savent qu’ils ont de fortes chances d’obtenir une aide. Dans une prise de décision où intervient une multitude de critères, la perspective d’un travail dans la durée, garanti par la continuité de l’action de l’État français, est très importante, tant en matière d’extraduction qu’en matière d’intraduction. Au-delà du facteur économique, il y a un facteur psychologique.

Autre élément que le grand public ignore : la collection « Du Monde entier » reçoit 2 500 propositions par an, pour trente à trente-cinq titres publiés. Beaucoup d’éditeurs étrangers sont dans la même situation : ils reçoivent des propositions de responsables de droits du monde entier – sans compter les agents américains ! Il faut faire un choix dans cette masse de textes dont la plupart arrivent désormais sous forme de fichiers PDF. La logique de continuité, de confiance et d’accompagnement est de ce point de vue essentielle. Il faut le souligner, les dispositifs publics français fonctionnent dans les deux sens et aident à la fécondation mutuelle des littératures. Je suis convaincu que la littérature française ne serait pas la même si ce carrefour n’existait pas. Beaucoup d’auteurs passent par la France avant de se frayer un chemin dans d’autres pays.

Isabelle Nyffenegger

C’est tout à fait juste. Notre rôle est plus dans l’accompagnement et dans la création d’un climat de confiance avec les éditeurs étrangers. Mais les chargés de droits sont trop modestes : sur presque 10 000 contrats de cession de droits, seuls 10 % bénéficient d’une aide publique. Certes, ces 10 % font parfois la différence en permettant aux petites maisons, ou aux plus grandes, de poursuivre un travail d’accompagnement même dans les périodes où un auteur ou un auteur se vend moins bien. Cela dit, c’est le fruit d’une dynamique conjuguée que la plupart de des institutions étrangères nous envient.

L’idée de fécondation mutuelle me semble très juste. Nous sommes le seul pays au monde à aider à la fois l’extraduction et l’intraduction, au grand étonnement de tous nos homologues. Nous pouvons être fiers de cette originalité du système français, de cette capacité à faire connaître notre création et notre pensée tout en accueillant la création et la pensée des autres.

S’agissant des sciences humaines, l’exemple de la Russie est parlant : dans beaucoup de pays, la demande dans ce domaine est plus forte qu’en littérature.

Martine Heissat

C’est aussi une question culturelle. Dans les chiffres que je vous ai fournis, on voit que tous les contrats passés en Israël concernent la fiction alors que, pour la Turquie, la proportion de la fiction est très faible. Et il est presque impossible de faire passer un roman auprès des éditeurs de langue arabe, à moins qu’il ne s’agisse d’un auteur du Maghreb. De même, nous vendons très peu de romans en Amérique latine.

Cependant, l’essentiel des droits cédés par Le Seuil le sont dans le domaine des sciences humaines, même si la part de la littérature est passée ces dernières années de 15 à 26 %.

Jean Mattern

Le catalogue de la maison d’édition conditionne le pourcentage de ventes à l’étranger.

Martine Heissat

En sciences humaines, nous avons en effet des auteurs importants : Paul Ricoeur, Pierre Bourdieu, Michel Foucault. À chaque nouvelle parution, nous sommes assurés de passer le même nombre de contrats. En cette année de crise, par exemple, nous avons publié deux textes inédits de Claude Lévi-Strauss : du coup, il n’y avait plus du tout de crise ! Les deux livres ont donné lieu à des compétitions dans tous les pays et l’échelle de royalties que nous avons imposée n’a posé aucun problème. Quel contraste avec les négociations pour un premier roman, qui peuvent durer des semaines ! La notoriété prime sur tout le reste.

Isabelle Nyffenegger

En ce sens, la politique publique de la culture a un rôle de régulation. L’aide publique peut avoir une vraie influence même si elle porte sur de petits volumes – non négligeables toutefois : en intraduction, elle concerne 20 % des contrats. Alors que nous recevons 50 % de demandes pour les intraductions de l’anglais, nous avons la possibilité d’infléchir la proportion des aides que nous accordons en privilégiant des langues plus minoritaires. Il y a là aussi une complémentarité entre logique culturelle et logique économique.

Jean Mattern

Ce sont clairement des aides à la diversité.

Isabelle Nyffenegger

Oui, c’est un des objectifs majeurs du ministère. La diversité est aussi entre petites et grandes maisons, entre langues – et paradoxalement, en extraduction, nous avons plutôt tendance à soutenir des projets vers l’anglais, notamment en sciences humaines, car le flux en ce sens est assez faible.

La répartition de nos aides fait apparaître clairement leur fonction de rééquilibrage des tendances.

Jean Claude Bologne

Parlons aussi des limites de l’aide publique. Les États-Unis n’aident pas la traduction de leurs livres : pour autant, l’anglais représente 60 % des traductions en français. Il arrive aussi que les éditeurs n’aient pas envie de faire traduire certains livres aidés par les structures étrangères. Existe-t-il d’autres moyens que l’aide publique pour aider la traduction d’un livre ? Vous avez mentionné le rôle de fondations, celui des traducteurs étrangers – qui sont des scouts –, et même, en termes moins amènes, de celui des agents...

Le rapport Assouline pose le problème de la coordination entre les multiples aides venant de l’extérieur. L’Institut français et le CNL sont-ils à même d’assurer une telle coordination ? Cherchent-ils d’autres dispositifs ailleurs ?

Paul de Sinety

Entre l’Institut français et le CNL, la coordination est régulière et très satisfaisante. La redondance entre les demandes d’aide à l’une et l’autre structure pour les aides à l’extraduction ou à la cession n’est que de 10 %. Cela illustre bien notre complémentarité. Pour éviter les doublons, nous nous réunissons au sein de commissions. La communication est très fluide entre les deux établissements publics afin que les aides soient le plus efficaces possible.

De ce point de vue, le portail FranceLivre offre à un public de professionnels du livre étrangers ou français un annuaire, une sélection de nouveautés dans le domaine éditorial, des contacts. C’est un nouvel outil qui donne une vision du dispositif dans sa globalité.

De même, la banque de données bibliographiques d’ouvrages traduits du français vers les langues étrangères et le réseau social qui l’accompagnera amélioreront la communication entre les différents maillons de la chaîne du livre. D’ici à la fin de 2012, cela va changer la donne.

Pour ce qui est des aides étrangères à la traduction française, la question est plus de la compétence des éditeurs.

Isabelle Nyffenegger

L’objectif du portail est de rendre plus accessible des dispositifs que les professionnels trouvaient parfois lisibles. Mais la complexité n’est pas une caractéristique française : les dispositifs des autres pays ont tous leur complexité propre.

Je vous invite à visiter ce portail. Un auteur, par exemple, pourra y trouver la liste des fondations qui aident à la traduction en Corée, des listes de traducteurs que nous avons aidés dans ce pays et dont nous connaissons la qualité, de libraires de qualité, des institutions partenaires. Avec l’aide du BIEF, le site comprend aussi une présentation du marché du livre dans les différents pays. Il s’agit d’apporter des informations très claires et très pragmatiques, sans que les listes aient un caractère de prescription.

L’aspect de promotion est également important. Nous avons sollicité les chargés de droits afin que le portail permette aux éditeurs étrangers de s’orienter dans le foisonnement de l’offre. Il s’agit de faire figurer la sélection des éditeurs français, mais aussi de présenter des sélections plus thématiques, réalisées en partenariat avec de grands magazines culturels et la presse littéraire. Ce sera un moyen de disposer d’une information constante sur l’actualité éditoriale française.

Tous les intervenants ont mentionné les échanges de traducteurs. Dans de très nombreux pays, les traducteurs jouent un rôle essentiel de passeurs et de prescripteurs en proposant les textes et en les faisant connaître. Le Cnl s’attache à développer les échanges entre traducteurs, à travers ses bourses destinées aux traducteurs confirmés et des programmes spécifiques, notamment en Grèce, en Turquie, en Russie, etc. ; l’Institut français se concentre sur d’autres pays, selon ses propres priorités.

Paul de Sinety

Voire sur les mêmes.

Isabelle Nyffenegger

Cela arrive parfois, en effet, puisque nous conjuguons nos forces.

Le programme franco-allemand Georges-Arthur Goldschmidt a démontré dans la durée que les échanges de traducteurs, les contacts qu’ils établissent entre eux et avec les éditeurs, assurent une pérennité et une fidélité.

Jean Mattern

Jusqu’où la volonté politique peut-elle aller en matière la logique d’influence et d’accompagnement ? Je ne crois pas qu’il faille pousser trop loin la volonté de centralisation. Il ne faut pas rêver d’une institution française qui dirait aux éditeurs ce qu’ils doivent traduire. Un désir d’éditeur se nourrit de multiples petits éléments épars : la rencontre avec un responsable de droits qui a merveilleusement parlé d’un livre, la rencontre avec un texte si l’éditeur lit le français, le compte rendu convaincant d’un conseiller, une sélection en tête de la presse française...

Je salue l’avènement du portail, bien entendu, mais arrêtons de rêver d’un guichet unique. Nous devons être complémentaires dans nos efforts, entre le privé et le public d’une part, entre les différentes institutions qui s’occupent du livre en France d’autre part. L’éditeur qui doit opérer un choix entre les 2 500 textes lui parvenant tous les ans puise à de nombreuses sources différentes. Il faut certes coordonner nos efforts, mais le rêve d’une centralisation absolue, que j’ai cru percevoir entre les lignes du rapport Assouline, serait contre-productif et l’éditeur se sentirait écrasé, d’autant que nous avons des exemples pas si lointains de ce système dans les pays totalitaires : c’est ainsi que les chargés du livre d’ambassades de pays du Maghreb nous rendaient une visite annuelle en nous proposant trois livres à traduire, et un financement complet si nous acceptions. Il s’agissait de livres officiels approuvés par le ministère de la culture local. Il n’y a pas meilleur moyen pour essuyer le refus immédiat d’un éditeur français ! Nous ne devons donc pas tomber dans ce piège. La diversité doit être partout, y compris dans les moyens employés.

Isabelle Nyffenegger

On ne peut en effet défendre la diversité et vouloir s’enfermer dans une structure unique.

Jean Claude Bologne

Nous en venons aux interventions et questions du public.

Françoise Pertat

Je suis traductrice de l’anglais vers le français et ma question s’adresse à M. Mattern. Comment procédez-vous pour passer de 2 500 propositions à 35 livres publiés ?

Jean Mattern

C’est un travail considérable, y compris sur le plan administratif. Il faut que nous puissions nous dire, à la fin de l’année, que nous avons tout regardé. Parfois, l’examen est rapide car certaines propositions sont hors sujet : le livre de puériculture qu’un éditeur coréen nous a envoyé parce qu’il ne s’est pas renseigné sur les activités de Gallimard, par exemple. Reste malgré tout un très grand nombre de textes écrits dans toutes les langues. Lorsque nos capacités linguistiques sont insuffisantes pour vérifier au sein de la maison, nous envoyons le texte à l’un de nos soixante-quinze lecteurs en lui demandant un rapport de lecture – à moins que, de nouveau, il ne s’agisse d’un texte hors sujet que nous n’aurions pas détecté.

Tous les cas de figure sont possibles. Parfois, l’éditeur lit le texte dans la langue originale et est directement conquis. Parfois, la décision se prend après que le texte est passé par plusieurs lecteurs.

Ces lecteurs et conseillers, nous les connaissons bien, nous connaissons leurs goûts et parfois leurs préjugés – à tel point qu’une argumentation contre un livre pourra, dans certains cas, m’influencer positivement. Nous nous efforçons ensuite de construire une conviction d’éditeur, ce qui est évidemment bien plus difficile lorsque l’on n’a pas la maîtrise de la langue. Pour cette raison, beaucoup de fondations étrangères prévoient un programme pour faire traduire au moins cinquante pages d’un ouvrage, soit directement en français, soit en anglais, ce qui nous permet de nous faire une idée plus précise.

Nous essayons aussi de transposer la règle du comité de lecture aux littératures étrangères. Pour chaque livre, Antoine Gallimard demande plusieurs rapports de lecture. Si le texte est écrit en javanais, je dois me débrouiller pour trouver au moins deux lecteurs qui permettront un débat contradictoire minimal, non pas autour d’une table comme pour les manuscrits français, mais entre rapports de lecture. Au terme de ce processus, nous parvenons à un désir de publication qui sera validé par Antoine Gallimard.

Par une malédiction propre à une maison comme Gallimard – qui est aussi son privilège –, plus de la moitié du programme de la collection « Du Monde entier » est constituée de titres nouveaux d’auteurs figurant déjà au catalogue et que nous suivons, pour certains d’entre eux, depuis plus de cinquante ans. Philip Roth est entré dans le catalogue Gallimard à la fin des années 1950, Mario Vargas Llosa à la fin des années 1960, et ces auteurs produisent quasiment un livre par an. Bref, la moitié des trente-cinq « places » de la collection est déjà occupée par de tels auteurs. La difficulté, à la fin de l’année, est de ménager un équilibre entre les jeunes auteurs que nous voulons faire découvrir et les grands auteurs dont nous avons le devoir de publier les nouveaux ouvrages. La difficulté doit être la même au Seuil, où Anne Freyer suit ses auteurs depuis trente ans.

Françoise Pertat

Vous arrive-t-il de demander si le livre a bien marché à l’étranger ?

Jean Mattern

Pour moi, la question du succès commercial à l’étranger est totalement secondaire. Je le répète, j’ai la chance de travailler pour une maison où les critères de qualité l’emportent largement sur les critères purement commerciaux. De plus, l’expérience nous a montré que les chiffres de vente à l’étranger ne veulent rien dire. Le marché français obéit à ses propres règles. Ce n’est pas parce qu’un livre s’est vendu à 150 000 exemplaires en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne qu’il connaîtra le même destin. Certains grands succès dans le pays d’origine sont de vrais flops et, à l’inverse, des livres mal accueillis dans leur pays d’origine sont de vrais succès en France. Après plus de vingt ans passés dans l’édition, je suis parvenu à la conclusion qu’il faut être extrêmement modeste. Les échafaudages en matière de prévisions de ventes s’écroulent très vite. Le marché nous surprend presque toujours, dans un sens comme dans l’autre.

Geoffroy Pelletier 

Ma question s’adresse à Martine Heissat. Certains auteurs se plaignent, parfois à juste titre, que les efforts des éditeurs pour vendre leurs droits à l’étranger sont insuffisants. Les chiffres évoqués durant de forum tendent à montrer le contraire et attestent le formidable travail qu’accomplissent les responsables de cession de droits, du moins en nombre de titres. Vous avez mentionné des cessions pour des montants très faibles. Sachant que ces sommes sont normalement partagées à parité entre l’éditeur et l’auteur, il reste très peu de chose pour faire vivre l’activité. Parvenez-vous néanmoins à une péréquation comparable à celle qui existe pour le livre en France, les titres qui se vendent très bien permettant de perdre de l’argent sur d’autres titres ? Si tel n’est pas le cas, comment arrivez-vous à convaincre votre maison d’édition de poursuivre une activité à perte ?

Martine Heissat

Toute direction de maison d’édition souhaite qu’un service de droits rapporte de l’argent au même titre que les autres services. J’ai pour ma part fixé un montant minimal du contrat, ce qui contraint néanmoins certains éditeurs à publier avec un tirage supérieur à celui qu’ils envisageaient. Dans la plupart des pays en effet, on multiplie le tirage par le prix de vente puis on applique un certain pourcentage et le montant obtenu correspond à l’à-valoir que nous nous sommes censés demander à l’éditeur. En Bulgarie, où le prix de vente est particulièrement bas, il faudra par exemple multiplier 40 ou 50 centimes d’euros par un tirage de 1 000 exemplaires : cela donne l’ordre de grandeur des sommes en jeu !

Sur les 300 euros du contrat minimum, 150 vont à l’auteur et 150 au Seuil, montants qu’il faut mettre en regard du temps passé à correspondre, à négocier, à envoyer des réclamations à l’éditeur parce qu’il ne se conforme pas au contrat, à recevoir les exemplaires justificatifs pour les envoyer aux auteurs... Que le contrat soit de 300 euros ou de 100 000 euros, le travail est le même – voire, parfois, plus important dans le premier cas.

Cela étant, les droits étrangers constituent une vitrine pour une maison d’édition. Il est difficile de dire à un auteur que son livre ne sera pas publié dans tel pays parce que la proposition de l’éditeur est très faible. C’est une chose très importante pour un auteur que d’être traduit. Il faut donc obtenir un certain équilibre entre la négociation, qui permet d’obtenir un minimum pour un contrat, et la nécessité de ne pas décevoir l’auteur qui, à juste titre, attend d’être traduit à l’étranger.

Nous devons évoquer à ce stade le rôle des agents. Si la France reste un bastion des droits étrangers, certains auteurs ont cependant tenu à se faire représenter par un agent. Or, si l’agent travaillait comme nous le faisons, il y a longtemps qu’il aurait mis la clé sous la porte. Fonctionnant davantage dans l’instant, il aura tendance à privilégier de gros à-valoir au détriment d’une certaine qualité éditoriale. Les auteurs doivent en être conscients.

Jean Mattern

Les agents qui se sont placés sur le marché des droits étrangers représentent des auteurs ayant déjà du succès tant en France qu’à l’étranger. Chez les éditeurs, il y a une prise de risque et la péréquation évoquée par Geoffroy Pelletier entre en ligne de compte dans tous les services des droits étrangers en France : nous rendons le même service à tous les auteurs, là où un agent ne le fera que pour un auteur à succès. L’agent ne pense qu’au contrat sur lequel il touchera 10 %, pas à la continuité dont nous parlions. C’est un élément qu’il faut souligner publiquement : à côté de la pérennité des aides, la péréquation opérée par les maisons d’édition et les services des droits étrangers contribue à la longévité de la littérature française à l’étranger.

La deuxième place des traductions du français est menacée par la disparition du français comme langue parlée couramment dans le monde. Les responsables de droits le savent, qui doivent de plus en plus parler anglais à Francfort car leurs interlocuteurs ne parlent plus le français – même s’ils le lisent encore de temps en temps. J’ai connu, il n’y a pas si longtemps, des responsables de droits qui ont fait toute leur carrière en ne parlant que français : tous leurs partenaires étrangers connaissaient parfaitement notre langue. Il me semble donc très important de maintenir un réseau de francophiles et de francophones, sinon de masse, du moins parmi les décideurs. L’Institut français a beaucoup travaillé en ce sens. Il faut pouvoir inviter en France des journalistes, des éditeurs, des lecteurs, des traducteurs, et toutes les personnes capables de décider en connaissance de cause parce qu’elles lisent le français et ont cette affinité avec notre langue.

Isabelle Nyffenegger

Dans le cadre du nouveau programme « Fellowship » organisé par le BIEF, qui vise précisément à faire venir en France de jeunes éditeurs, nous avons constaté que de nombreux invités étaient francophones. Il est important de continuer le travail avec cette nouvelle génération qui pratique notre langue.

Georges Kornhauser

Je suis traducteur du hongrois vers le français. J’ai notamment traduit le très grand poète Endre Ady, dont la réputation en Hongrie est analogue à celle de Victor Hugo en France. Cet écrivain est malheureusement considéré comme intraduisible et, surtout, le hongrois est très peu parlé en dehors des frontières du pays. Le résultat de ma traduction a été très apprécié en Hongrie. J’ai essuyé des refus de maints éditeurs français qui m’ont cependant couvert de fleurs, trouvant mes traductions pleines de rigueur et de beauté (« Malgré ses évidentes qualités, etc. »). J’avoue être quelque peu découragé. Sachant que j’ai soixante-dix-huit ans, que me conseillez-vous, monsieur Mattern ?

Jean Mattern

Il m’est difficile de vous donner un conseil. Je crois qu’il ne faut pas se décourager. Beaucoup de success stories éditoriales commencent dans un désespoir apparent. Mais il faut aussi avoir de la compréhension pour la collectivité des éditeurs qui vous disent non. Il est évident que nous refusons tous les ans de très beaux projets. Il en va de même dans les commissions de l’Institut français et du CNL qui décident de l’attribution des aides. Lorsque nous disons non à un projet, ce n’est pas forcément parce qu’il est mauvais, mais parce que nous devons établir une liste de priorités. Ce n’est nullement un jugement sur votre travail ou un manque d’intérêt pour la poésie hongroise. Peut-être, tout simplement, le projet n’arrive-t-il pas dans les trente-cinq premiers. Et c’est pour nous un crève-cœur d’avoir constamment à refuser des projets que nous trouvons magnifiques.

Pour autant, il y a la réalité des maisons d’édition et de la place dont elles disposent. Et l’on doit aussi s’interroger sur la place que les médias nous accordent. Je me plains souvent de l’ethnocentrisme français. Pour l’attaché de presse, intéresser un journaliste ou un critique littéraire à un poète hongrois dont il n’a jamais entendu parler relève de la gageure. Ce contexte ne contribue pas à ce que les éditeurs vous accueillent à bras ouverts.

Il vous faut trouver la bonne personne, l’éditeur qui éprouvera du désir pour cette poésie. Car l’édition reste une affaire de désir. Les métaphores sexuelles appliquées hier à la traduction valent également pour l’édition. Dans le travail des responsables de droits, par exemple, il s’agit aussi de provoquer du désir.

Je persiste à penser que la diversité de l’édition française offre beaucoup de place, y compris pour les projets difficiles dont beaucoup sont aidés. Il faut persévérer, et peut-être ce grand poète hongrois trouvera-t-il des lecteurs en France.

Olivier Mannoni

Le rôle des agents a changé. Au début de ma carrière, j’en ai connu certains, comme Melsene Tismit, à qui il arrivait de faire presque des cadeaux aux éditeurs parce qu’ils avaient trouvé un livre qui leur allait bien. Aujourd'hui, les agents des auteurs internationaux font monter les tarifs à des vitesses folles – une vitesse dont les traductions se ressentent, d’ailleurs. Quelle est, selon vous, l’ampleur exacte de ce phénomène que les traducteurs ont à affronter régulièrement ? Le déséquilibre du marché du livre ne commence-t-il pas à devenir profond ? Ce déséquilibre n’atteint-il pas le système des aides ? À Francfort, on voit des à-valoir atteindre plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliers d’euros en l’espace de 48 heures, parfois sur de simple synopsis.

Martine Heissat

Il est exact qu’il y a eu de grands agents. Melsene Timsit a laissé un souvenir très fort dans le monde de l’édition.

Pour illustrer le changement que vous dénoncez, je me permettrai une anecdote. La foire de Francfort ouvre un mercredi matin. J’arrive d’habitude le dimanche qui précède. Le soir, le bar du grand hôtel qui accueille la plupart des participants est désert. Cette année, pour la première fois, il n’y avait plus une seule table de libre et, chose curieuse, je reconnaissais très peu de personnes dans l’assistance. J’ai rapidement eu l’explication : les agents sont arrivés dès le samedi, ils ont travaillé le dimanche, le lundi et le mardi et sont repartis le premier jour de la foire. Je travaillais avec plusieurs éditeurs à un projet assez important que, il y a encore cinq ans, j’aurais pu céder « blind », c'est-à-dire sans avoir montré le texte. Il s’agit de conversations entre Stéphane Hessel et Elias Sambar, que nous publierons en mars. La question israélo-palestinienne est d’actualité et Stéphane Hessel, qui a connu un succès planétaire, porte les ventes. Or nous n’avons conclu qu’une seule offre – en Italie –la veille de l’ouverture et nous n’avons rien eu pendant la foire. Comme explication, la plupart des éditeurs ont affirmé qu’ils avaient déjà beaucoup acheté. J’ai compris alors que ces achats avaient eu lieu juste avant la foire. Les agents que j’avais observés avaient capté leur intérêt, ainsi que leurs capitaux. Dans ces conditions, notre tâche devient compliquée !

En outre, un agent n’ira pas trouver une petite maison d’édition qui ne lui paiera 1 000 euros d’à-valoir que s’il obtient des aides. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour un de nos auteurs qui a transféré la gestion de ses intérêts à un agent.

Jean Mattern

C’est assurément une évolution préoccupante mais il faut la nuancer. Certains agents comprennent parfaitement les logiques économiques, éditoriales et littéraires qui sont à l’œuvre dans nos maisons, d’autres s’en fichent. On assiste néanmoins à un durcissement des conditions contractuelles. Les négociations sur les détails des contrats deviennent de plus en plus compliquées, principalement avec les agents anglo-saxons mais pas seulement. La pression de l’argent s’accroît. Pour autant, les maisons qui acceptent de verser des avances importantes pour un auteur qu’elles veulent à tout prix faire figurer dans leur catalogue iront-elles jusqu’à dire au traducteur qu’elles ont moins d’argent pour le payer ? Je crois qu’un éditeur se doit de dire non aux exigences folles, mais je suis conscient qu’il est plus facile de l’affirmer lorsque l’on travaille chez Gallimard et lorsque l’on publie de la littérature de qualité : la tâche est moins aisée pour un éditeur qui occupe un créneau de littérature commerciale et qui a besoin des grands best-sellers américains pour remplir son catalogue.

Il y a cependant des tentatives collectives de résistance à la pression des agents anglo-saxons. Il est de la responsabilité des éditeurs français de ne pas subir leur diktat, mais force est de reconnaître que la tendance ne nous est pas favorable : à tous les échelons, on voit s’installer des logiques de court terme comme celle du one shot à l’américaine, où l’on se désintéresse de ce qu’il adviendra de l’auteur par la suite. Il faut souligner encore la différence de fond qui existe entre le travail d’un responsable de droits et celui d’un agent. Même si le contrat est négocié à un niveau moins élevé, le responsable de droits s’efforcera d’abord de trouver la maison dont il a lieu de penser qu’elle suivra l’auteur ; au contraire, la seule préoccupation de l’agent anglo-saxon est généralement de signer un contrat et de toucher une somme importante.

Jean Claude Bologne

Dans les livres que vous publiez, quelle est la proportion de ceux que vous recevez par l’intermédiaire d’agents ?

Jean Mattern

Cela dépend du genre. En littérature commerciale, les maisons traitent presque à 100 % avec des agents anglo-saxons ; en littérature anglo-saxonne, ce sera à 80 %. Ensuite, les différences s’établissent entre zones géographiques. En Espagne et en Amérique, c’est plutôt un système d’agents qui est en place depuis longtemps. En Scandinavie, en Allemagne et encore un peu dans les pays de l’Est, ce sont généralement des responsables de droits « à la française » qui nous proposent des titres. En Italie, il y a un mélange des deux.

Jean Claude Bologne

Pour pénétrer le marché américain, est-il bénéfique de prendre un agent en Amérique ?

Martine Heissat

J’ignore quelle est la pratique des autres maisons. Pour notre part, nous évitons de le faire. Pourquoi un service de droits devrait-il avoir recours à des agents pour trouver des éditeurs étrangers ? Nous avons néanmoins un agent aux États-Unis, Georges Borchardt, qui avait été missionné par Paul Flamand et Jérôme Lindon il y a une cinquantaine d’années et qui continue à travailler pour le catalogue du Seuil, mais dans une mesure très différente. Un service de droits, j’y insiste, travaille le catalogue d’une maison et, d’un sujet, peut en arriver à un autre. Ce n’est absolument pas le cas d’un agent, qui a un catalogue d’auteurs et vend chaque auteur séparément. Georges Borchardt, quant à lui, estime qu’il est un peu Le Seuil aux États-Unis.

Pour le reste, nous faisons le moins possible appel aux agents. Nous estimons que c’est à nous d’aller trouver les éditeurs, sauf dans les pays où nous les connaissons insuffisamment et où il peut nous arriver alors d’avoir recours à un agent.

Uli Wittman
Lors du contrat pour le dernier ouvrage de Houellebecq, l’éditeur allemand m’a téléphoné le 15 juin pour savoir si j’étais libre et si je voulais bien traduire La Carte et le Territoire. Mais les prétentions de l’éditeur étaient telles que les négociations ont duré trois mois. Le 15 septembre, enfin, il a obtenu les droits. Conséquence : j’ai dû traduire le livre en trois mois et demi au lieu de six !

Une intervenante dans la salle

J’ai l’impression que les agents gagnent du terrain dans la mesure où les éditeurs se désistent. C’est ce que j’ai constaté dans les échanges entre la Scandinavie et la Russie. Après la chute de l’Union soviétique, est sorti des décombres un système très sympathique et très efficace : les traducteurs et les petits éditeurs ont établi leur propre réseau. Des œuvres magnifiques ont été traduites des langues scandinaves vers le russe. Tout fonctionnait très bien jusqu’au jour où un agent est arrivé et a essayé de se mettre entre les partenaires. Les éditeurs nordiques, de crainte de se perdre dans la jungle russe, ont pensé qu’il était plus facile d’avoir un seul agent pour la Russie et lui ont cédé presque tous leurs droits. En moins d’un an, tout le réseau des petits éditeurs – en littérature jeunesse, entre autres – s’est écroulé et les traducteurs se sont retrouvés dans une situation invivable car ce changement a eu des conséquences sur les choix, sur les achats, sur les prix et sur les rémunérations.

Anne-Solange Noble,  directrice des droits étrangers, Gallimard

Vous avez raison de souligner que les agents prendront plus de place s’il y a un désistement des éditeurs. Mais nous n'observons pas un tel désistement en France pour l'instant. Ce qu’il y a de remarquable dans l’accompagnement de l’Institut français et du CNL, c’est le soutien qu'ils offrent à l’action des maisons d’édition où l’on continue de penser qu’un service de droits est important, qu’il faut que la responsable de ce service voyage, qu’elle ait des assistants, etc. En 2006, l’alerte à l’arrivée des agents en France était donnée sur deux pages dans Le Monde et dans Le Figaro, mais force est de constater, 5 ans plus tard, que les agents n'ont absolument pas pris la place que les medias leur prédisaient ! Certains ont peut-être un peu gagné du terrain, en débauchant des auteurs déjà à succès, mais aucun d’entre eux ne peut être qualifié de "découvreur de talent nouveau". Les services de droits existent toujours, les pouvoirs publics les aident, les PDG y croient et ils leur donnent les moyens. C’est une particularité très française et tout à fait remarquable. Si les agents n’ont pas pris plus de place, c’est grâce avant tout au travail des maisons d'édition, avec le soutien des pouvoirs publics. 

Leyla Dakhli

Cette façon d’opposer agents et maisons d’édition a quelque chose de gênant. Autour de cette table, vous représentez une certaine édition et un certain dispositif d’aide. Lorsque l’on évoque des négociations de contrats avec des agents qui interfèrent, on parle d’une autre réalité. Je ne crois pas que la logique de la rentabilité à tout prix et des négociations qui finissent par rompre la péréquation à l’intérieur d’un catalogue soit uniquement le fait des agents. Même si vous en êtes en partie préservés, certaines évolutions sont à l’œuvre. On ne peut dresser un tableau idyllique de la situation, comme vous avez tendance à le faire, sans mentionner l’emprise de certains groupes sur les maisons d’édition et la pression qu’ils exercent. Somme toute, les agents sont simplement rusés : ils interviennent à un moment parce qu’ils estiment qu’il y a un coup à jouer.

On le sait bien à la SGDL, les discussions sur le statut de l’auteur et sur les droits d’auteur dans le contexte de la numérisation sont tendues. L’évolution risque de casser encore plus la solidarité que vous évoquez. Un auteur à succès qui confie ses contrats à des agents, ce n’est rien d’autre que la rupture d’une chaîne de confiance. Au sein de cette chaîne, il y avait aussi des agents qui ne faisaient pas seulement un travail d’enchère mais aussi un travail de scout¸ de repérage.

Dans le commerce du chocolat ou du café, on a vu naître des labels de commerce équitable. Ne pourrait-on, de même, mettre en avant la question de l’équilibre du droit d’auteur et de la revalorisation du travail de plusieurs acteurs du livre, dans un contexte où, je le répète, la pression est très forte ?

Jean Claude Bologne

Cela mériterait de longs développements. La Société des gens de lettres a toujours éprouvé une certaine réticence à l’égard du système des agents, non dans le principe, mais dans la mesure où celui-ci renforce les disparités entre gros à-valoir et petits à-valoir et entre auteurs connus et auteurs moins connus. Le numérique peut accroître ce risque dans la mesure où les agents négocient sur les deux droits à la fois, alors que, dans nos négociations avec le Syndicat national de l’édition, nous essayons de distinguer entre les droits numériques et les droits papier.

Je crains que les pouvoirs publics ne puissent jouer le rôle d’un « super-agent » désintéressé, mais je sais que le CNL est attentif aux contrats proposés aux traducteurs. La rémunération de l’auteur et du traducteur interviennent-elles dans les décisions que vous prenez en matière d’aides ?

Isabelle Nyffenegger

Il n’est bien entendu pas question que nous devenions des « super-agents »... Cela étant, nous nous préoccupons de la régulation du marché.

En particulier, à chaque demande d’aide, nous vérifions qu’un contrat est passé et qu’il est conforme au code des usages et aux bonnes pratiques pour les traducteurs français, qu’il ne s’en éloigne pas trop pour les traducteurs étrangers – ou, à tout le moins, qu’il ne s’éloigne pas trop des usages du pays concerné car les différences sont considérables. Nous veillons au respect des règles de base : paiement de droits proportionnels, rémunération du traducteur (celle-ci n’existe pas toujours, mais nous l’exigeons), etc.

Pour l’intraduction, nous disposons de barèmes incitatifs : entre 19 et 21 euros le feuillet, il y aura 50 % d’aide à la traduction, mais 60 % si la rémunération est plus élevée. Il est démontré que ce dispositif a une influence sur les contrats et sur la rémunération des traducteurs.

À l’étranger, les choses sont plus compliquées. Nous ne pouvons imposer à un éditeur indien de payer 20 euros le feuillet alors qu’il ne travaille pas au feuillet, qu’il ne pratique que la rémunération proportionnelle et ne donne pas d’à-valoir, etc. En Turquie, les traducteurs eux-mêmes nous ont indiqué qu’ils ne souhaitaient pas la mise en place d’un système à la française.

Concrètement, nous faisons une péréquation de ce qui se pratique dans le pays concerné afin de déterminer si le contrat est léonin ou pas – avec des traductions aidées dans 94 langues, nous connaissons la plupart des pays et, dans le cas contraire, nous nous rapprochons du poste diplomatique et de nos prescripteurs. Cet exercice nous réserve bien des surprises !

Nous savons que les éditeurs indélicats existent et que le document fourni au CNL ne correspond pas toujours à la réalité. Nous demandons le contrat et l’attestation de paiement du traducteur : nous ne pouvons guère faire plus. En revanche, si nous sommes alertés d’une difficulté par le traducteur, nous intervenons et nous faisons en sorte que l’éditeur ne soit plus aidé par la suite.

Dans les groupes de travail entre le SNE et l’ATLF, la question du respect des contrats et du rôle des agents revient constamment. Nous devons donc trouver des bonnes pratiques et les faire respecter pour les ouvrages que nous aidons.

Paul de Sinety

Les postes diplomatiques sont également très attentifs à ce que le traducteur étranger soit rémunéré comme il se doit.

Jean Claude Bologne

Martine Heissat insistait sur la qualité de la traduction et sur le fait que l’on pouvait refuser une traduction à un éditeur étranger. Le réseau diplomatique est-il à même de dispenser des informations et des conseils à ce sujet ?

Nicolas Idier

Oui, c’est même une de nos fonctions premières, d’autant que nous sommes économiquement désintéressés et entourés d’équipes qui connaissent la langue. Nous-mêmes avons parfois appris la langue : pour ma part, je peux juger d’une traduction chinoise. Nous faisons tout pour empêcher les projets qui pourraient se faire en défaveur du livre. Au demeurant, c’est une situation qui ne se rencontre pas si fréquemment. Les traductions proposées par les éditeurs chinois de qualité sont généralement de bonne facture. Le problème tient plus à l’editing, auquel les traducteurs sont sensibles : appareil critique négligé, mauvaise pagination dans l’index, les mauvaises surprises sont nombreuses et nos vérifications arrivent souvent trop tard.

Hélène Mélat

Parler la langue du pays est évidemment un atout considérable. Il est dans notre rôle de développer une continuité dans les relations avec des éditeurs fiables, sans pour autant ignorer les nouveaux venus. La Russie a connu depuis vingt ans un boom de l’édition. Certaines niches ne sont pas encore occupées. Des personnes nouvelles arrivent, des jeunes, mais notre bonne connaissance du réseau des traducteurs nous permet de nous tenir au courant.

Jean Mattern

La commission intraduction du CNL peut également demander des expertises pour écarter les mauvaises traductions. La volonté est de n’aider que des travaux de grande qualité.

L’« édition équitable » évoquée par Leyla Dakhli est présente en filigrane dans le travail des éditeurs, des responsables de droits et des pouvoirs publics. Mais nous ne pouvons qu’apporter des correctifs au marché. La rupture de la chaîne de péréquation, dont nous souffrons tous, est aussi le fait de certains auteurs. Ce sont des initiatives individuelles sur lesquels nous n’avons pas prise. Un label « édition équitable » me semble dangereux et illusoire au même titre que la volonté de centralisation. Aucune instance ne devrait avoir pour rôle de délivrer un tel label !

 Jean Claude Bologne

La SGDL recueille essentiellement des échos postérieurs, donc malheureux. Lors d’une conférence en Suisse, un auteur s’est vu poser des questions sur des passages de la traduction allemande de son livre qui ne figuraient pas dans l’ouvrage original et qui lui ont valu de se faire traiter de raciste !

Heureusement, ces cas sont exceptionnels, et bien plus nombreux sont les témoignages d'une collaboration efficace entre l'auteur et son traducteur, car tous deux peuvent se parler en tant qu'auteurs, au nom d'une même passion pour la littérature.

Je remercie tous les participants.


 

 

 

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