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Sylvain Bourmeau, fondateur du site Médiapart
Olivier Chaudenson, directeur des Correspondances de Manosque
Michèle Petit, anthropologue, CNRS, Université de Paris I
Tiphaine Samoyault, écrivain, universitaire
Modérateur : Fabio Gambaro, journaliste littérair

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© Muriel Berthelot

 


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© Muriel Berthelot

 




 

 

 

 

 

 
 

 

 

Fabio Gambaro
Traditionnellement, libraires, bibliothécaires, critiques littéraires étaient les médiateurs entre les écrivains et les lecteurs. De nouvelles formes de médiation apparaissent, qui, certes, ne remplacent pas les médiateurs traditionnels, mais qui s'y ajoutent et créent de nouveaux espaces de médiation. On pense à une nouvelle génération de festivals littéraires qui essayent de favoriser des échanges plus directs entre les écrivains et les lecteurs, mais aussi entre les écrivains eux-mêmes pour lancer des projets. On pense aux ateliers d'écriture, aux ateliers de lecture, qui ont pour objet d'élargir le public de lecteurs. On pense également à l'univers de la toile, où fleurissent des blogs et des sites littéraires. Nous assistons là à des formes de communication plus directes, peut-être aussi plus éphémères, plus fragmentaires, qui, en tout cas, révèlent parfois de nouveaux langages. Ce sont là trois exemples, mais peut-être en évoquerons-nous d'autres.

Derrière tout cela, se dessinent des lignes de fond. La situation révèle de la part du public le besoin d'une interactivité plus approfondie. Le lecteur refuse d'être passif face à l'écrivain, il réclame un contact, un rapport direct. Aux écrivains, il est demandé une présence toujours plus marquée matériellement sur des lieux. Il y a quelques années, une fois publié, le livre faisait seul son chemin - bien sûr soutenu par une promotion et quelques interviews. Aujourd'hui, on demande aux écrivains d'être présents, de valoriser leur travail, de participer à des manifestations avec tous les risques que cela comporte : la «spectacularisation» de la littérature, la mise en scène, la présence de l'écrivain, ses capacités oratoires prenant le dessus sur le texte. La problématique se pose. Tout cela implique pour l'écrivain de nouvelles compétences, l'oralité en étant une parmi d'autres.

Dans une situation où l'on assiste à un éclatement du système culturel, où le livre n'occupe plus la place cardinale qu'il avait autrefois, où la notion même d'oeuvre se perd et est en crise, ces nouvelles formes de médiation sont-elles une chance supplémentaire pour le livre et l'écrivain ou, au contraire, ajoutent-elles de la confusion à ce système éclaté ?

Ces nouvelles formes de médiation, ces nouveaux médiateurs font-ils un travail important de valorisation, de validation du travail des écrivains ?

Telles sont les questions que nous aborderons avec Sylvain Bourmeau, qui a longtemps travaillé aux Inrockuptibles et qui a quitté voilà quelques mois la presse écrite pour choisir la toile. Il participe au lancement de Mediapart sur Internet, tout en continuant de travailler pour la radio à la production de La suite dans les idées sur France Culture.

Olivier Chaudenson a créé avec Olivier Adam il y a une dizaine d'années Les Correspondances de Manosque, un festival littéraire typique de cette nouvelle vague. Il a, par ailleurs, organisé le Réseau littéraire des événements et festivals, c'est-à-dire un lieu de confrontation entre différentes manifestations pour échanger des idées, élaborer ensemble un discours commun.

Michèle Petit, anthropologue, a réalisé nombre de recherches sur la lecture et sur le rapport aux livres. Son dernier ouvrage, paru il y a quelques jours, L'art de lire ou comment résister à l'adversité fait suite à L'éloge de la lecture.

Tiphaine Samoyault, universitaire, écrivain, enseigne la littérature comparée à l'université Paris VIII. Elle a publié plusieurs essais et textes littéraires : Les indulgences, La Montre cassée, plus récemment La Main négative aux éditions Argol.

Olivier Chaudenson, je vous laisse la parole pour nous expliquer les caractéristiques de cette nouvelle vague de manifestations littéraires. Pourquoi se sont-elles développées ? À quels besoins répondent-elles et quels sont les premiers constats que nous puissions en tirer ?

Olivier Chaudenson
À partir de l'expérience des Correspondances de Manosque et plus largement du Réseau littéraire des événements et festivals (RELIEF), créé avec la Maison des écrivains, nous observons l'émergence d'un nouveau modèle que l'on pourrait qualifier de façon générique de «festival littéraire» qui, pour partie, se définit sans doute par opposition aux foires du livre ou à certains salons du livre. Il ne s'agit pas d'engager une confrontation - ces manifestations ont toujours existé - mais nous assistons depuis une dizaine d'années à un renouvellement de ces événements, qui prennent une large place dans la chaîne du livre aux côtés des librairies et des bibliothèques. Sans doute leur importance quantitative est-elle moindre. Néanmoins, il est des éléments à souligner.

Je m'appuierai sur l'expérience des Correspondances de Manosque pour les développer. Le festival a maintenant dix ans et s'est inventé au fil des années. Nous sommes partis de principes simples : faire naître un festival dont nous, en tant que spectateurs, aurions aimé profiter alors qu'il n'existait pas. Nous l'avons assorti de quelques partis pris.

Le premier est fondamental : avoir une programmation - et une programmation revendiquée. Je reviens à l'opposition entre festivals et foires du livre, où, me semble-t-il, on aligne les auteurs. Souvent, le slogan d'une foire du livre est «Deux cent cinquante auteurs invités» ou «Trois cent soixante-dix» ! C'est la course aux chiffres.

Une programmation suppose quelque chose d'extrêmement simple en même temps qu'un temps considérable, à savoir lire les livres et retenir les livres et les auteurs que l'on a envie de défendre. Cela fixe une identité, une ligne éditoriale. Même si l'on se donne pour objectif de représenter un panorama de la création littéraire en France pour répondre à un certain devoir de diversité, lire les livres et inviter les auteurs que l'on a envie de défendre changent totalement l'esprit d'un événement. Ce faisant, cela permet également de dire de quel type d'événement il est question. Les Correspondances de Manosque sont un événement littéraire, qui développe un regard large sur la littérature autour des genres qui composent la fiction.

La notion de programmation est fondamentale. À chacun de l'imaginer en fonction de son tempérament et des équipes en place. Il n'y a pas de normes. Il me semble toutefois absolument nécessaire de revendiquer la notion de programmation, comme cela existe et comme c'est très naturel dans d'autres secteurs : festivals de théâtre ou de musique ne se concevraient pas sans programmation assumée par les organisateurs. Nous avons transposé ce modèle à la littérature.

Deuxième élément central : l'idée de festival de création, au sens large, est du même ordre que celle d'une librairie de création par rapport à une librairie non identifiée. Les créateurs sont les écrivains invités, à la différence qu'au fil des ans, nous avons essayé plus précisément d'inviter des auteurs sur la base de textes, mais aussi en leur proposant une carte blanche. Nous avons eu à définir la façon dont ils ont envie de présenter leur travail, de faire entendre leur texte, de parler de leur livre. Une diversité de formes s'opère alors naturellement. Certains auteurs acceptent de faire des lectures de leurs propres textes. C'est un exercice qui me semble extrêmement intéressant. D'autres vont plus loin en s'attachant à l'idée de performance qui englobe toutes les lectures, en faisant appel à d'autres formes de création, en frottement, en croisement, en fusion. Ce peut être une lecture avec de la musique, des images, une installation. Nous donnons ainsi une possibilité à l'auteur de venir en s'engageant dans un acte artistique, soit une lecture simple, soit une lecture travaillée, soit une lecture-création.

Parallèlement, des auteurs n'ont pas envie de lire. Ce qui est parfaitement acceptable. Cela n'exclut donc pas des formes plus classiques - mais qui sont loin d'être sans intérêt - d'entretiens, de cafés littéraires, de rencontres croisées entre deux auteurs que l'on a assemblés par affinités, par univers... Inviter un auteur parce qu'on l'a choisi et lui laisser retenir la forme par laquelle il va s'exprimer me semble donc ouvrir un champ de possibilités intéressantes.

Si je me place maintenant du point de vue de ce que j'ai pu observer du public, cette notion de lecture d'auteur est fondamentale. Les lectures attirent un public bien au delà des cercles littéraires et, contrairement à certaines idées reçues, le public non littéraire trouve dans la lecture par l'auteur une porte d'entrée vers la littérature qui est peut-être plus naturelle que les débats, lesquels deviennent vite difficiles à mener, car je trouve qu'un débat imite souvent la norme des émissions. On a tendance à retenir un thème qui convient plus ou moins bien aux auteurs, à inviter trop d'auteurs autour d'une table qui, pour finir, ne s'expriment que très peu. Nombreux sont les biais qui, pour finir, provoquent un débat raté. À l'inverse, la lecture permet de faire entendre le texte. Si on revient à la motivation première de ces événements, il s'agit de faire entendre la littérature. J'observe donc que cela touche un nouveau public.

Dans ce portrait rapidement brossé, un élément, me semble-t-il, est capital, à savoir la rémunération des auteurs. Nous nous sommes imposé cette norme il y a cinq ans. Nous avons mis du temps à y venir, à construire un budget qui nous le permette, mais depuis que nous avons instauré la rémunération des auteurs, je n'y vois que des avantages.

Premièrement, si on accepte de reconnaître le statut professionnel d'un auteur, il convient de le payer dès lors qu'on lui prend du temps. Deuxièmement, rémunérer les auteurs permet d'une certaine façon de mettre un frein à l'inflation. En tant qu'organisateur, on a souvent tendance à inviter trop de monde, de sorte que l'on n'est plus capable de maîtriser ce que l'on a mis en place. Rémunérer l'auteur nous rappelle au quotidien que nous devons accompagner chaque auteur invité, les invitations ayant une incidence financière, ce qui nous oblige à les limiter. Troisièmement, on n'invite pas les auteurs simplement pour un exercice de promotion de leurs livres, mais pour un acte intellectuel, artistique, que ce soit un débat, une lecture, une création, ce qui nécessite une préparation, qui se doit d'être rémunérée.

J'essaie d'avancer des éléments assez génériques. Dans le cas particulier des Correspondances de Manosque, nous avons inventé l'événement en travaillant sur quelques invitations de comédiens, car, si les lectures, dans leur majorité, sont des lectures d'auteurs, nous présentons aussi des lectures de comédiens, parce que cela revêt un intérêt et parce que, c'est une banalité que de le dire, la notoriété d'un comédien permet d'aller chercher un public qui vient pour une première fois entendre le comédien, mais qui reviendra sans doute sur d'autres propositions. Cela permet de plus de faire entendre des textes rares ou difficiles. C'est une question de dosage. Un festival littéraire doit rester littéraire et ne doit pas verser dans le festival de théâtre. À chacun d'inventer ses limites et ses équilibres.

S'agissant des Correspondances de Manosque, nous avons travaillé sur l'idée de croisements. Est-il intéressant de croiser un auteur et un musicien? Inviter un chanteur, un musicien dans le cadre d'une carte blanche, que l'on nomme «concert littéraire», n'est-il pas une façon d'aller chercher un autre public, en l'occurrence un public de jeunes, qui vient sur le nom du chanteur? Ils découvrent ainsi que la littérature n'est pas ce continent inaccessible qu'on leur présente trop souvent par paresse ou par discours mécaniques : «La littérature c'est difficile d'accès, c'est élitiste...» C'est une façon de casser les idées reçues. Au final, ces rencontres doivent avoir pour mission d'effacer d'autres clichés : qu'il ne se passe plus rien dans la littérature française, qu'il n'y a plus d'auteurs... Ces événements doivent donner une place aux auteurs et faire en sorte que l'on puisse les entendre dans de bonnes conditions sur une parole qui ne soit pas stéréotypée, dans un lieu où ils sont accueillis et où ils sont en mesure de faire entendre leur texte.

En créant le RELIEF avec la Maison des écrivains et de la littérature, nous avons essayé de fédérer des événements qui se retrouvent dans ces idées, non dans une volonté de normaliser, de standardiser, mais en rassemblant autour d'un texte - le manifeste du réseau - des éléments aussi simples que l'idée de programmation, de travail sur la médiation, de création ou d'inventivité. Ensuite, à chacun d'inventer et développer sa personnalité.

Chaque intervenant est rémunéré parce qu'il est professionnel. Celui qui anime un débat n'est pas le premier venu, quelqu'un qui se dirait à l'aise avec un micro et capable dès lors d'animer un débat. Non ! c'est un métier. Il faut choisir avec soin la personne qui s'en charge et la rémunérer jusqu'à cette idée fondamentale que les intervenants artistiques, y compris les auteurs, doivent être rémunérés pour leur présence.

Fabio Gambaro
Avez-vous pensé, Olivier Chaudenson, à faire payer l'accès à la manifestation ? En Italie, le Festival de Mantoue existe depuis plus de dix ans. Il est devenu la référence des festivals littéraires italiens et remporte un succès considérable. Le principe consiste à faire payer le public. Sur quatre ou cinq jours, suivant les années, que dure le festival, est organisée une multitude de rencontres, de tables rondes, de lectures autour du livre, avec en général entre 150 et 200 écrivains qui viennent du monde entier. Toutes les rencontres sont payantes, de l'ordre de quatre ou cinq euros la séance. Cette année, 50 000 tickets ont été vendus, c'est-à-dire un public nombreux. Bien sûr, cela permet d'équilibrer les comptes de la manifestation, mais pose aussi la question de la spectacularisation. La littérature devient un spectacle.

Olivier Chaudenson
Nous avons réfléchi à la question. Nous ne sommes pas mûrs pour franchir le pas, faute de la tradition de lecture qui existe dans les pays anglosaxons. Nous avons fait le choix de maintenir les rencontres et lectures d'auteurs gratuites pour empêcher tout frein à la venue du public. En revanche, nous faisons payer les lectures de comédien, car il s'agit d'une donnée économique. En effet, si des subventions viennent des lignes budgétaires Livres, en revanche, nous ne recevons aucune subvention au titre des crédits Spectacles. Nous nous sommes donné comme règle que la recette de billetterie paierait le cachet du comédien, charges sociales incluses.

Fabio Gambaro
Si vous faisiez payer trois ou quatre euros, pensez-vous que vous auriez moins de public ou du moins que ce serait un autre public ? Car en faisant payer, les Italiens sélectionnent entre le public intéressé et les personnes venues faire un saut, pour voir ou pour se faire voir.

Olivier Chaudenson
Nous sommes débarrassés de ce souci. Le public vient nombreux et il vient pour écouter. Il y a très peu de circulation de public durant une lecture. Et puis, avouons-le, il serait compliqué pour nous de mettre en place une organisation destinée à filtrer le public, à installer une billetterie, à déchirer les billets, sachant en outre que le festival compte aussi des espaces de plein air. Pour des raisons pratiques, la gestion serait complexe. En tout cas, la topographie de Manosque ne s'y prête pas.

Fabio Gambaro
Sylvain Bourmeau, Mediapart a organisé la première édition de son festival littéraire qui se tient ces jours-ci. Vous reconnaissez-vous dans le modèle décrit par Olivier Chaudenson ou poursuivez-vous une autre option ?

Sylvain Bourmeau
L'organisation de manifestations littéraires participe d'un vaste phénomène qui a commencé voilà quelques années au regard duquel la France connaît quelque retard si on compare à l'exemple italien ; ces événements sont également très nombreux en Allemagne, en Grande- Bretagne, aux États-Unis, partout. Nous sommes plutôt à la traîne de ce phénomène de spectacularisation de la littérature, réunissant des écrivains qui viennent parler de leur travail ou le lire en public. Ce n'est pas une nouveauté pour moi, c'est une nouveauté pour Mediapart, qui est récent. J'inscris ce festival cette année dans une histoire un peu ancienne pour moi, puisque j'ai organisé pour Les Inrockuptibles un festival de ce type durant cinq ans, intitulé Volume - au Théâtre de la Colline principalement.

Voilà six ans, l'envie première de mettre sur pied ce festival est née d'une réflexion qui dépassait le simple cadre des festivals littéraires et qui touchait aux questions de la médiation littéraire. Depuis une vingtaine d'années, voire plus, l'univers littéraire a considérablement évolué autour de ce que l'on appelle «la littérature générale», de multiples manières, même si cela reste étonnamment conservateur comparé à d'autres secteurs et industries culturels, en ce sens que la situation évolue très lentement.

Qui connaît et a eu à travailler en relation étroite avec des domaines comme le cinéma ou la musique est frappé de voir à quel point le monde du livre se présente comme un temps de la préhistoire au regard des transformations économiques, du rôle du marketing... Je ne dis pas cela pour minimiser les transformations qui sont à l'oeuvre et qui sont ressenties comme une véritable révolution par les acteurs du livre. Essayons de considérer la situation sereinement, à distance et en comparant à d'autres domaines.

La publicité littéraire en France, par exemple, se pratique largement sur le modèle de la réclame, plus pour faire plaisir à des auteurs que pour essayer de vendre des livres. Nous sommes à des années lumière de l'achat d'espaces tel qu'il se pratique dans l'industrie du disque. Néanmoins, à partir du début des années 80 dans le monde anglo-saxon, un basculement s'est opéré. Mon expérience personnelle est singulière et tient à une double comparaison : une comparaison internationale et une comparaison à d'autres secteurs. Elle m'a conduit, entre autres choses, à organiser des festivals littéraires.

La comparaison internationale : j'ai vécu pendant trois ans en Grande-Bretagne au tournant des années 80-90 à un moment où l'univers littéraire britannique a été rapidement et profondément modifié. La presse a joué un grand rôle, c'est le moment où les librairies indépendantes ont disparu pour faire place à des chaînes, de type Waterstone's. C'est aussi le temps où une revue comme Granta a joué un rôle considérable dans la promotion de nouvelles générations d'écrivains. Un numéro est resté célèbre, qui, en 1983, mettait en avant une génération de vingt auteurs ; dix ans plus tard, un autre groupe d'écrivains était présenté, dix ans encore plus tard, c'en fut un autre. C'est l'époque des grands festivals littéraires comme celui de Hay-on-Wye, devenu depuis celui du Guardian, qui a réussi à essaimer, puisque des festivals sont organisés jusqu'en Colombie.

À cette époque, on voit le marketing faire son entrée dans l'édition, des écrivains littéraires de qualité être traités comme des quasi rock stars avec des à-valoir défrayant la chronique et la presse. Des agents américains prennent pied sur le sol britannique et organisent ce mercato des écrivains, toutes choses que l'on ne connaît pas vraiment en France, parce que l'on est protégé de ce système d'agents, mais qui finira tôt ou tard, j'en suis persuadé, par arriver.

Cet univers a connu tout ce qui est paralittéraire ; c'est aussi profondément la littérature, car je ne peux pas isoler les textes qui sont produits dans ce contexte. Nombre de jeunes auteurs ne seraient pas devenus écrivains si la littérature n'était pas devenue le nouveau rock'n'roll. Il y avait quelque chose de glamour à devenir écrivain, d'un autre ordre que les raisons pour lesquelles on devenait écrivain dix ou quinze ans auparavant. C'est donc dans ce contexte de comparaison internationale, important pour moi, que les choses se sont passées.

Lorsque l'on a transformé les Inrockuptibles en un hebdomadaire, la comparaison était sans cesse faite avec le cinéma et avec la musique. Il faut dire que le festival de musique des Inrockuptibles en est à sa vingt et unième édition. Pour faire exister le livre dans les colonnes du journal, afin qu'il ne soit pas écrasé par les domaines concurrents avec lesquels nous sommes en bataille permanente pour l'espace, il fallait aussi trouver les moyens de le porter et donc de créer des événements. Avant même que le principe de rentrée littéraire soit institutionnalisé, les premières rentrées littéraires nous ont donné l'occasion de présenter des extraits de romans, ce qui présentait un caractère original en 1996. À la même époque, Marc Weitzman et moi-même nous sommes inscrits dans la démarche imaginée par Granta, même si nous n'avons pas retenu le support de la revue, mais celui d'une anthologie de dix auteurs français coéditée par Grasset en 1996. L'idée consistait précisément à dessiner une programmation, une politique éditoriale, une politique d'auteurs, à dresser une liste, sans doute hétéroclite, de dix écrivains. Le principe était novateur. Nous avons réédité cette anthologie deux ans plus tard, sous le titre Onze. Cela participait du même travail.

Le terme de «médiation» ne me gêne nullement, dans la mesure où c'est un travail qui s'inscrit en complément ou à côté du travail critique classique, qui, pour autant, ne doit pas s'arrêter. Peut-être aura-t-on l'occasion de revenir sur les éventuelles tensions ou conflits entre le travail critique classique et le travail de médiation culturelle qui implique d'être un entrepreneur culturel et suppose une difficulté à tenir cette politique d'auteurs sur le long terme, en gardant son indépendance de jugement critique. Il convenait de replacer cela dans les changements profonds qui affectaient le domaine littéraire, même s'ils ont été plutôt feutrés en France.

Sur l'envie d'organiser un festival à Mediapart, je pense que l'on assistera dans le domaine de la littérature, comme on l'a constaté dans le domaine musical, à l'émergence d'un besoin et d'une envie de live, de rencontres physiques avec les artistes à mesure que nous assisterons à la dématérialisation progressive des oeuvres. On vend de moins en moins de CD, on télécharge de plus en plus. Et on constate une transformation profonde des modèles économiques, y compris de la rémunération des artistes. Les musiciens font de plus en plus de concerts et vendent de moins en moins de disques, le public étant prêt à dépenser de l'argent pour passer un moment unique, rare, avec un artiste lors d'un concert. Ce phénomène est général qui touche l'ensemble du secteur de la culture et donc le livre. Nous sommes peu préparés en France à cette évolution. Selon moi - cela tient au système scolaire français - la littérature française est insuffisamment installée dans l'oralité. La littérature américaine naît avec Marc Twain : elle est dans l'oralité dès le départ, alors que la France est dans un rapport de médiation par le texte.

Fabio Gambaro
On demande de plus en plus aux écrivains des capacités oratoires. Au moment où Mediapart décide de créer un festival littéraire, est-ce Mediapart qui valorise les écrivains ou sont-ce les écrivains qui valorisent Mediapart ? Voire les deux ?

Sylvain Bourmeau
J'espère qu'ils se valorisent mutuellement ! Il n'est pas facile de tout reconstruire de zéro. En même temps, c'est très enthousiasmant. Pour moi, la ligne éditoriale était claire ; elle change, parce que des livres sont publiés, mais il n'y a pas de raison de faire table rase de toutes ces expériences. Bien sûr, lorsque l'on crée un nouveau journal, il y a de nouveaux lecteurs qui ne connaissent pas cette histoire ; on ne peut pas leur demander de suivre des cours de rattrapage ! Dans la mesure où nous ne sommes que deux à Mediapart à traiter de culture au sein d'une rédaction de vingt-cinq personnes pour un projet quotidien généraliste, dessiner une ligne éditoriale de littérature, de cinéma, des arts plastiques nécessitera du temps.

La rentrée littéraire a été pour moi l'occasion de choisir trente ouvrages sur les quelque sept cents qui sont parus et ainsi de dire quelque chose par cette proposition à l'occasion du festival. Cela profite aussi à Mediapart dans la mesure où cela permet de faire connaître le journal, de faire savoir qu'il est à l'origine de ces initiatives. Si j'en juge par les commentaires des articles de présentation des auteurs, bien des lecteurs de Mediapart qui ne s'abonnent pas obligatoirement au journal pour des raisons culturelles - c'est un média généraliste - ont eu l'occasion de découvrir des auteurs qu'ils n'auraient probablement jamais lus. Pour vous répondre, je ne me pose pas la question.

Fabio Gambaro
C'était, bien entendu, une provocation. En tout cas, vous dites que vous exercez votre travail de sélection et de validation. Vous le revendiquez. Le médiateur que vous êtes affiche une ligne, un choix.

Sylvain Bourmeau
C'est essentiel. Si je voulais valoriser Mediapart au plan commercial, je pourrais ne retenir que des écrivains qui vendent beaucoup de livres et ne me fier ni à mes goûts ni aux auteurs que j'ai envie de défendre. Sur les trente que j'ai retenus, certains se sont très bien vendus, mais ils restent une minorité.

Fabio Gambaro
Tiphaine Samoyault, vous avez participé à des festivals ou à des rencontres. Quelles ont été votre expérience et vos impressions ?

Tiphaine Samoyault
Les expériences de festivals, telle celle qui vient d'être relatée par Olivier Chaudenson, sont très satisfaisantes pour les auteurs, dans la mesure où elles valorisent non seulement le geste d'écriture - ce qui a été fait -,mais aussi une sorte de geste ultérieur qui serait celui de l'interprétation, où l'on demande à l'écrivain d'interpréter son texte, à la fois dans le sens artistique, musical du terme jusque dans la performance et au sens critique. Dans les débats, on invite en effet les écrivains à être les interprètes critiques de leurs propres textes ; on assiste à une mise au centre de la personne, ce qui a des conséquences sur la littérature et sur la vision que l'on a de la littérature. Nous pourrions débattre des conséquences de la personnalisation. La littérature, c'est aussi une quête de l'impersonnel. Mais c'est là une discussion plus théorique et je voudrais revenir sur le terrain de l'expérience, la mienne principalement.

Je ferai référence à une expérience tentée à l'université. Si l'université se situe à la marge de la mutation économique, celle-ci existe néanmoins en son sein. On y constate la même promotion de la figure de l'écrivain. La restauration de la figure de l'auteur est inversement proportionnelle à sa disparition il y a trente ans, au moment où l'on a proclamé la mort de l'auteur. Aujourd'hui, la notion d'auteur est restaurée à l'université à la fois d'un point de vue théorique - les textes sur la mort de l'auteur ne sont plus du tout valorisés comme outil critique et d'interprétation -, mais aussi d'un point de vue sociologico-pratique, dans la mesure où l'écrivain fait une entrée en force à l'université en tant que personne physique. On constate ainsi le même phénomène que celui signalé à propos des festivals liés à la création, de l'existence des journaux ou à propos des festivals littéraires. De quelle manière peut-on aborder la question ?

D'abord, par deux faits, jusque-là étrangers à l'université française : L'introduction de la littérature contemporaine à l'université, longtemps bannie au nom de la transmission d'un savoir constitué, mais ce qui peut ou doit se transmettre peut rester l'objet d'une vraie discussion ; et la présence d'atelier d'écriture littéraire assuré soit par des écrivains extérieurs soit par des enseignants écrivains.

Voilà dix ans, lorsque j'ai commencé à enseigner à l'université, l'idée même de l'atelier d'écriture faisait bondir tous les universitaires au nom d'un rapport très romantique à l'écriture qui veut que la littérature ne s'enseigne pas et qu'elle n'est pas une technique. Par ce refus, c'est l'héritage romantique, conscient ou non, de la littérature en tant que singularité transmise ou don qui s'exprimait. Les ateliers d'écriture apparaissaient à l'époque comme une sorte d'importation américaine des plus problématiques. À l'université Paris VIII où j'enseigne, qui est un peu marginale, les ateliers d'écriture, non seulement existent, mais sont aujourd'hui validés dans le cadre des cursus des étudiants depuis deux ou trois ans. Aujourd'hui, on commence à voir apparaître des ateliers d'écriture dans des cursus, autres que littéraires, et dans d'autres universités.

La plupart du temps, ces ateliers sont assurés par des écrivains, qu'ils soient en résidence dans la région d'implantation de l'université dans le cadre de collaborations entre résidences d'écrivains et universités ou que les écrivains soient eux-mêmes universitaires. Cette évolution entraîne des conséquences sur l'idée de littérature. On transmet ou on propose une vision de la littérature qui n'est pas la même selon que l'on considère qu'elle peut ou non s'enseigner - ou d'une moins une partie.

Fabio Gambaro
Les écrivains acceptent-ils les invitations des universités ou sont-ils plutôt réticents ?

Intervenante
Ils sont plutôt réticents ! Il m'est arrivé d'inviter Jean Lacouture, qui m'a répondu que cela l'empoisonnait, que cela l'embêtait beaucoup, qu'il était mal à l'aise. J'étais ahurie. Et ce n'est pas arrivé qu'une seule fois !

Tiphaine Samoyault
On peut stigmatiser l'hostilité a priori de certains universitaires à la pratique ; inversement, on peut dénoncer un certain anti-intellectualisme qui parfois s'exprime dans le milieu littéraire. Toutefois, il me semble que la collaboration est souvent assez satisfaisante et heureuse, bien plus que les discours tout faits pourraient le laisser penser. Il est valorisant pour l'écrivain de s'insérer dans le cadre d'un programme universitaire, au-delà de la question de la canonisation. Certains auteurs contemporains sont, en effet, canonisés par les universités, mais, finalement, traités comme des auteurs classiques.

Lorsqu'il y a questionnement sur la création, sur la pratique créative, sur l'existence variable de l'écrivain dans un champ, questionnement qui existe dans une contiguïté des analyses sociologiques et littéraires, des collaborations très intéressantes peuvent se nouer. Chaque fois que cela s'est présenté, ce fut très positif de part et d'autre. Souvent, la seule difficulté est la question financière. Si nous disposions de plus de moyens pour inviter des écrivains à l'université, nous en inviterions constamment. J'en connais une multitude qui seraient prêts à venir, mais les budgets des universités n'offrent que rarement cette possibilité ; en outre, les crédits sont consacrés de plus en plus à des recherches positivistes qui ont tendance à séparer encore plus strictement les domaines.

Fabio Gambaro
De nouvelles compétences sont demandées à l'écrivain, qui doit être interprète, critique et enseignant de son travail. De fait, une sélection s'exerce-t-elle, car tous n'ont pas la capacité, l'habitude, la force ? Vous avez indiqué que cela changeait le rapport à la littérature.

Tiphaine Samoyault
J'essaie de présenter la situation telle que je la perçois dans son éventuelle transformation. Si on entre dans une discussion plus théorique, il convient de considérer le versant négatif ou positif de cet échange. L'université est un lieu qui, traditionnellement, opère la médiation par le livre. C'est le cas des disciplines relevant des sciences humaines. Dans la littérature, la philosophie, le rapport au réel, le rapport au monde, le rapport à l'histoire, sont médiés par le livre. On développe des compétences qui sont celles de la lecture, de l'interprétation. Lorsque l'on invite des écrivains, un véritable échange s'opère, au sens où les compétences interprétatives, les pratiques de lecture sont mobilisées et mises au service de l'oeuvre de l'écrivain. L'échange est fort. Il en va un peu différemment dans les festivals ou sur l'Internet, où l'on a tendance à créer des médiations par l'écrivain plutôt que par le livre, parfois en recourant à des surpersonnalisations de la littérature. Ce peut être gênant, dans la mesure où écrire est aussi une volonté de s'effacer ou de disparaître. Lorsque je me rends dans un festival, il s'agit de mon être, de Tiphaine Samoyault, non de la personne qui a écrit tel ou tel livre. Je ne suis pas schizophrène, mais ce n'est pas la même personne. Je suis un être social et la personne qui écrit n'est pas cet être social-là.

Sylvain Bourmeau disait qu'il était glamour d'être écrivain. Il y a toujours eu une promotion sociale plus ou moins glamour ou sérieuse de l'écrivain, mais on parle là de la fonction sociale. Une fois dit cela, on ne parle pas de ce qui est écrit, on parle d'autre chose.

Fabio Gambaro
Lorsque vous préparez votre programmation, vous arrive-t-il de ne pas inviter tel ou tel écrivain, au prétexte qu'il ne perce pas l'écran, n'arrive pas à s'exprimer ?

Sylvain Bourmeau
Non, je n'en ai pas du tout le souvenir. Pendant deux ans, j'ai eu l'occasion de travailler pour une émission culturelle à la télévision. Je me suis rendu compte du niveau auquel la barre était mise. Depuis douze ans que je produis des émissions sur France Culture, je puis affirmer que l'on a du temps, on peut laisser des blancs, on peut davantage respecter la variété des rythmes de parole et le rapport à la langue orale.

Lorsque j'ai imaginé des festivals, je ne les ai jamais conçus comme des spectacles. En revanche, que les formats ne soient pas fixés est ce qui m'intéresse dans l'audiovisuel. Une fois la programmation établie, ma responsabilité la plus grande consiste à m'adapter et à inventer des formats appropriés compte tenu des contraintes. Cela dépend de l'écrivain, du livre, du lieu où cela se passe. Par exemple, on peut choisir de s'arrêter sur le parcours biographique de quelqu'un et laisser de côté l'oeuvre qui vient de paraître. C'est un parti pris éditorial qui a longtemps été identitaire pour les Inrockuptibles, qui publiaient de longs entretiens biographiques de personnes dont on faisait le pari qu'elles étaient des portes d'entrée dans des univers. Je continue à penser qu'il y avait là une vertu pédagogique, à condition de ne pas se limiter à cela. Le journal a mûri, parce qu'il a inventé en parallèle un discours critique.

Au cours du festival, la semaine dernière, je savais que je pouvais programmer Salman Rushdie qui était à Paris à ce moment-là. Je l'avais déjà interwievé à cinq ou six reprises, notamment au Théâtre national de la Colline, à l'occasion de la sortie de son précédent roman Shalimar le clown. Je savais l'agacement que produit sur lui la fascination du public à l'égard de la fatwa. Je n'avais absolument pas envie de parler de sa vie en public, mais de son dernier roman. C'est pourquoi j'ai été exaspéré de l'entendre sur telle radio ou telle chaîne de télévision être systématiquement obligé de répondre en première question : «Vous vous promenez avec des gardes du corps. Alors ?» C'est aussi la question que la BNF m'a posé, qui commençait à vouloir jouer aux cow-boys avec des talkies walkies. Tout le monde aime à se faire peur avec cela, alors que cela fait neuf ans qu'il vit comme vous et moi sans protection particulière. Bien sûr, il s'agit là d'un travail journalistique. Mais je n'avais pas envie d'adopter cette posture. C'est pourquoi je lui ai proposé d'entrer seul sur scène et de commencer à lire son livre. Certes, en anglais et tant pis pour les gens qui ne comprennent pas cette langue. Je me suis dit qu'il resterait quelque chose, une musique de son écriture en anglais. C'était un choix, qui intègre les données pédagogiques. Bien sûr, il ne s'agit nullement de rendre Salman Rushdie hermétique. Mais faire le choix d'une lecture en anglais et non en français par un comédien, recevoir l'oeuvre dans sa version originale pour que le public fournisse un effort est un parti pris.

Commencer par être de plain-pied dans le roman a permis de ne pas avoir à le présenter, à ne pas retracer son parcours. C'est ainsi que nous avons commencé la conversation comme si elle avait débuté une demiheure auparavant. La dernière question a pourtant été celle d'un intervenant dans le public qui a porté sur la fatwa ! C'était raté ! Mais ce n'était pas plus mal, car cela a permis de souligner sa position à ceux qui n'avaient pas compris !...

Fabio Gambaro
N'était-ce pas une façon de mettre le public à l'épreuve ?

Sylvain Bourmeau
Non, pas de le mettre à l'épreuve. L'objectif premier consistait à entrer dans l'oeuvre. Il est formidable dans ce genre de festival de ne pas ressentir une lecture en français comme une contrainte. Certes, ce peut être une rationalisation a posteriori, dans la mesure où il était compliqué de trouver un comédien. Ce n'est pas grave, il faut que ce soit souple. Il faut pour chaque écrivain trouver une forme, une proposition, une manière de faire.

Olivier Chaudenson
En effet, la formule du festival est extrêmement plastique. On peut accompagner l'auteur dans ses inquiétudes, dans ses envies, ses faiblesses. Cela passe par toutes sortes de formes. Une année, nous avions invité Frédéric-Yves Jeannet, qui se produit très rarement, puisqu'il habite à l'étranger. En outre, il n'aime pas se produire en public. Nous avions imaginé un dispositif pour que sa présence revête un sens et qu'il ne soit pas inquiété outre mesure par l'exercice. Nous avions réfléchi ensemble à la personne qui allait l'interroger, en l'occurrence Arno Bertina. Il a voulu expliquer comment son travail d'écriture et la composition de ses livres étaient construits en miroir avec certaines pièces musicales. La réflexion nous a amenés à une forme extrêmement intéressante. Il reste que des écrivains ne souhaitent pas apparaître en public, ce qui est légitime. Il ne convient pas de les forcer.

Fabio Gambaro
Michèle Petit, souhaitez-vous réagir avant de parler de vos recherches ?

Michèle Petit
Plusieurs éléments des précédentes interventions font écho à ce que j'ai pu rencontrer dans d'autres lieux, comme l'importance de la lecture à voix haute, le fait d'aller chercher un nouveau public ou de le trouver. J'ai travaillé dans des contextes très différents : je me suis intéressée à des expériences littéraires partagées menées dans des espaces en crise en Amérique latine, que ce soit en Colombie, avec des adolescents sortis des rangs de la guérilla ou des paramilitaires, des populations déplacées ou de grands drogués vivant dans la rue, ou en Argentine, avec des femmes et des enfants vivant dans des conditions de très grande pauvreté à la suite de la crise. Dans ces contextes et bien que cela existait déjà il y a une quinzaine d'années, des clubs de lecteurs, des cafés littéraires, des événements où se pratique la lecture à voix haute se sont multipliés ces dernières années. La littérature y tient une place centrale, tout en étant souvent associée à d'autres pratiques culturelles.

Dans ces contextes très difficiles, des bibliothécaires, des enseignants, parfois des écrivains, des éditeurs, des psychologues procèdent à des médiations à partir de la littérature, observent très soigneusement ce qui se passe et consignent leurs observations. Ils ont remarqué que la contribution de la littérature à une reconstruction de soi dans l'adversité, observée de très longue date par les écrivains, fonctionnait aussi pour des enfants, des adolescents, des adultes, a priori très éloignés de la culture lettrée. J'ai retrouvé en Amérique latine le mouvement de multiplication des clubs de lecteurs que vous évoquiez au sujet des pays anglosaxons - où ils se comptent par dizaines de milliers en Grande-Bretagne, par centaines de milliers aux USA. Je faisais des allers-retours entre la France et l'Amérique latine et je trouvais que nous étions un peu «en retard», même si la réalité sociale n'y est nullement comparable. Je ne sais pas interpréter ce retard ni cette ambiance plus dépressive en France. Bien entendu, en Amérique latine, on entend aussi les discours de déploration sur la mort du livre, particulièrement de la part des éditeurs, mais l'on constate un mouvement de résistance très combatif, qui se retrouve aussi ici, mais avec moins de punch !

Fabio Gambaro
Confrontés à la situation d'éclatement du système culturel, à cette situation dépressive face à la perte de la place centrale qu'occupait le livre, se retrouver dans des clubs de lecture, dans des festivals où parfois les écrivains s'expriment devant mille personnes, par exemple à Mantoue, estce pour les lecteurs une façon de se reconnaître dans une communauté qui est précisément menacée par «la mort» du livre, de l'écrit ?

Michèle Petit
On peut constater que, sous des formes multiples - des festivals, des ateliers de lecture, des clubs de lecteurs - un grand nombre de personnes éprouvent le besoin de se rassembler, de faire vivre la littérature et de la transmettre. Il me semble qu'il s'agit d'un mouvement de résistance. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est le dernier carré. Et c'est un mouvement de résistance qui va au-delà de la question de la littérature. Je pense à ces animateurs, en Amérique latine, qui sont revenus de bien des idéologies, mais qui n'ont pas renoncé à lutter car ils n'entendent pas être réduits à être adaptés, ou inadaptés, à un univers productiviste. Pour ces personnes, non seulement l'alphabétisation, mais l'accès à littérature constituent des droits essentiels. Elles considèrent que tout un chacun a une exigence poétique, un désir d'intelligence de soi-même et du monde. Et que la littérature a un rôle spécifique à jouer.

Fabio Gambaro
Constate-t-on un changement dans l'expérience de la littérature, c'est-à-dire une expérience individuelle, collective ?

Michèle Petit
Je ne sais s'il s'agit d'un changement, je manque d'éléments pour l'affirmer. J'ai enquêté dans des milieux où l'accès individuel aux livres est difficile, notamment en Amérique latine, où le cadre communautaire est prégnant. Il est plus facile de se réunir autour de livres lus à haute voix, puis d'échanger des récits. Mais ces groupes librement constitués n'ont rien à voir avec les scènes de lecture collective et édifiante qu'évoquent Cavallo et Chartier où, dans une maison paysanne, un père de famille lit la Bible aux femmes et aux enfants soumis et silencieux. Au contraire, dans ces cercles de lecteurs, prévaut une volonté d'apprentissage de la démocratie, de tolérance
mutuelle. Cela va au-delà de l'amitié, du moment agréable partagé. C'est une société civile qui se constitue et qui veut prendre la parole.

Sylvain Bourmeau
Pour tenter de répondre à la question posée par Michèle Petit, selon moi, les raisons sont au moins de deux ordres. Tout d'abord, des éléments relèvent de l'économique et du caractère extrêmement artisanal, sans porter de jugement de valeur, de l'édition française, en dépit du fait qu'elle soit de plus en plus concentrée. Il est étonnant que dans des maisons qui appartiennent à de très grands groupes de communication, perdurent des fonctionnements irrationnels si on les compare aux normes de fonctionnement d'autres groupes ailleurs. Grasset, par exemple, qui appartient au groupe Lagardère, n'est pas du tout géré comme d'autres sociétés du même groupe. Les pratiques de management n'y sont pas mises en oeuvre de la même façon. Je ne dis pas pour autant que Grasset est géré à la façon dont Jean-Claude Fasquelle le gérait il y a quinze ans quand il en était encore le directeur. Malgré tout, en France, la résistance est passive. Bien des directeurs littéraires n'ont pas d'ordinateurs - et ce n'est pas rare ! C'est symptomatique de leur rapport à l'univers du livre.

S'ajoutent des raisons profondes, plus complexes à comprendre, qui tiennent à la manière dont on considère la littérature dans notre pays. Tout à l'heure, Tiphaine Samoyault évoquait la façon sacrée dont on considérait en France la littérature, dans l'univers scolaire au premier chef, mais aussi dans l'univers de l'édition et dans les librairies. Des personnes n'osent toujours pas entrer dans les librairies, parce qu'on y parle bas, parce que l'on ne peut s'y comporter de la même façon que dans un magasin où l'on achète des disques. Des rituels persistent dans cet univers littéraire, maintenus par ceux qui ont le sentiment d'en faire partie, parce qu'on le leur a appris, parce que leur éducation les y a formés. Parmi les valeurs de cet univers littéraire très français, il existe l'idée que la littérature est une affaire relevant de l'intime, du personnel, que ce n'est jamais quelque chose de collectif. C'est aussi pourquoi cela ne s'apprend pas ; c'est pourquoi, lorsque des enseignants proposent une épreuve de création littéraire au bac de français, on assiste à des levées de boucliers des enseignants, qui arguent du fait que l'on ne pourrait pas noter ce genre d'épreuve. C'est aussi pourquoi l'oralité n'est pas valorisée dans le système éducatif. Jacques Bouveresse a décrit à la perfection le phénomène dans un ouvrage sur la croyance littéraire, lui qui est passé par d'autres systèmes de formation et de croyance, qui a beaucoup réfléchi sur la croyance. On ne pense pas suffisamment la littérature comme un moyen de connaissance et comme revêtant une dimension politique.

Dernier indice : un fait est devenu insupportable à ce public relativement privilégié - ces personnes qui savent se mettre à parler bas en entrant dans une librairie, ceux qui lisent souvent - et qui déchaîne la violence : que certains livres captent le public. Je parle de livres considérés par la critique comme des livres littéraires, qui ont trop de lecteurs, reçoivent trop d'attention, comme s'il fallait garder cela entre soi, comme si la littérature était un secret bien gardé. Peu importe que l'on soit d'accord sur le livre. Les auteurs qui provoquent ce type de réaction sont Christine Angot, Michel Houellebecq, Marie Darrieussecq... Ce phénomène se produit dès lors que les auteurs arrivent à vendre des dizaines de milliers d'exemplaires tout en ayant une qualité littéraire reconnue par des personnes légitimées pour en décider, alors que ce type de réaction ne se produit pas dans le cinéma.

Je trouve merveilleux que cela puisse advenir, parce que la littérature se retrouve enfin dans des dîners entre amis, car, si l'on a des films à partager, on a rarement des lectures en commun. C'est une chose très profitable pour la littérature au sens large, quoi que l'on pense du livre en question. Des phénomènes de type Littell me semblent plutôt une bonne chose. Le phénomène, bien sûr, est encouragé par les éditeurs, car ils ont le sentiment qu'un livre aspire tous les lecteurs à lui, monopolisent le temps, le budget, les lecteurs.

Fabio Gambaro
Le succès reste suspect aux yeux de la communauté littéraire.

Tiphaine Samoyault
Je ne suis pas totalement d'accord avec cette analyse. S'il me semble, en effet, qu'une institution littéraire sacralise certains aspects, je pense que vous exagérez le conservatisme de la France au nom d'une analyse très bourdieusienne des choses. C'est aussi parce que la France n'est pas encore entièrement soumise au marketing et à l'ultralibéralisme comme les autres pays que la situation est celle-là. Ce n'est pas simplement un effet négatif, c'est aussi un effet positif. Je suis tout à fait d'accord avec l'analyse de Michèle Petit sur les îlots de résistance. J'ai constaté le phénomène à l'oeuvre dans d'autres contextes de crise, à Sarajevo pendant la guerre, par exemple. En France, nous devrions nous réjouir d'être dans un contexte où nous n'avons pas eu, encore, à activer la résistance - mais cela ne saurait tarder -, parce qu'il s'y maintient encore une valorisation du livre et de la culture. Ce n'est donc pas simplement un effet de surconservatisme, de protection des chasses gardées. Par bien des points, votre analyse, Sylvain Bourmeau, est juste, mais elle est outrée.

Inversement, quand tout sera soumis au régime ultralibéral - dans cinq ans environ à l'université - les lieux d'enseignement de la littérature pour les vingt prochaines années ressembleront à un zoo ! La seule chose que l'on aura à faire sera de continuer à résister avec les trois ou quatre étudiants auxquels on enseignera et puis écrire. Dans vingt ans, on ira rechercher des pratiques de lectures communautaires, parce qu'il faut bien retrouver une âme après l'avoir perdue ! Ces pratiques ne sont pas aussi fortes à l'heure actuelle, parce que le contexte n'est pas encore au sommet de la crise pour le livre.

Pour réagir au récit que Michèle Petit a fait de son expérience, je dirais que parallèlement à cette promotion et à cette personnalisation de la figure de l'écrivain, on a aussi une promotion et une personnalisation de la figure des lecteurs par le biais des blogs, d'Internet, qui mettent en évidence chaque lecture individuelle comme lecture critique, comme lecture ayant une valorisation, une autonomie, une singularité défendues comme telles, même si le problème alors devient le triomphe seul de l'opinion.

Fabio Gambaro
Au-delà de la critique sauvage qui peut avoir lieu sur l'Internet, l'essor des blogs et sites littéraires participe-t-il à l'ouverture de nouveaux espaces de médiation, produit-il des échanges différents entre les écrivains et les lecteurs, les internautes en l'occurrence ? Assiste-t-on à une évolution nouvelle ?

Tiphaine Samoyault
Oui, la médiation change. Si l'on considère que le livre est une médiation, l'Internet se présente comme une médiation supplémentaire, il sur-médiatise le livre, sans le faire disparaître. Je ne crois pas du tout qu'il y ait mort du livre ; au contraire, l'Internet ne fait que renforcer le livre et la littérature. D'une certaine manière, il n'y a jamais eu autant de livres. Internet ne menace pas le livre, mais change le mode de médiation. À un espace apparemment limité qui est celui du livre ouvrant éventuellement sur un monde illimité, la médiation d'Internet est un espace apparemment illimité qui ouvre sur un espace plus limité, c'est comme l'indique l'expression my space - en français : mon my space ! Un renfermement de l'espace sur soi.

Michèle Petit
Un acteur me semble essentiel qui ne vient pas d'apparaître, loin de là, mais qui a beaucoup changé depuis trente ans et qui pourrait retrouver, à un moment où il redéfinit ses missions, un nouveau rôle : ce sont les bibliothèques. Par rapport à toutes les formes évoquées, dont certaines présentent un certain suivi, mais qui souvent sont un peu ponctuelles, les liens avec les bibliothèques peuvent assurer une continuité. Il ne faut pas les oublier. Au reste, nombreuses sont celles qui sont partie prenante à un titre ou à un autre de ces sociabilités autour de la littérature. En Grande-Bretagne ou aux USA, s'il existe un nombre de clubs de lecture si élevé, c'est dans une large mesure parce qu'ils s'appuient très souvent sur les bibliothèques ou sont en lien avec elles. Ce sont des acteurs importants.

Fabio Gambaro
Des formes de collaborations sont possibles. Olivier Chaudenson, vous arrive-t-il de collaborer avec des bibliothèques, des écoles, de sortir de la structure classique du festival ou d'organiser des clubs de lecture ?

Olivier Chaudenson
Nous travaillons sur tous ces registres pour préparer le festival. Dans le cadre d'un programme à l'année, nous avons monté un lieu permanent qui nous permettra de leur donner plus d'ampleur, d'initier des résidences d'auteur et d'assurer cette continuité.

Nous travaillons en direction des scolaires et des écoles, nous essayons de travailler avec la médiathèque. Partant de cet exemple, j'ai le sentiment qu'il existe de beaux équipements, de belles médiathèques. Nous sommes bien équipés. Un effort reste toutefois à réaliser sur le profil et la formation des personnels et sur les moyens qui pourraient être accordés aux médiathèques en termes d'actions culturelles. Souvent, elles ont du mal à franchir le pas et n'ont pas de lieux pour organiser une lecture. Mais l'équipement est en place. Cela pourrait se faire si l'on en faisait l'effort.

Nous avons nous-mêmes monté un club de lecture, ce qui présente l'avantage de voir régulièrement des personnes et de fidéliser un noyau dur qui s'élargit de mois en mois. C'est intéressant, car il s'agit d'un public auquel nous proposons des lectures de livres auxquels il n'aurait sans doute jamais accédé si nous, élément extérieur, n'étions pas intervenus pour le lui proposer.

On peut aller assez loin, faire découvrir des textes assez improbables par rapport au profil du lectorat. Les choses ne sont pas aussi configurées qu'on pourrait l'imaginer.

Fabio Gambaro
Sylvain Bourmeau, vous avez quitté la presse écrite pour vous consacrer à un média écrit immatériel. Pourquoi ce choix ? Y voyez-vous des potentialités particulières ? Depuis six mois que vous avez commencé l'information et les échanges littéraires, pouvez-vous d'ores et déjà dresser des constats ?

Sylvain Bourmeau
Aussi bien l'Internet que les messageries instantanées reposent sur une maîtrise de l'écrit. Nous sommes aujourd'hui dans une revalorisation des échanges écrits, les correspondances prennent des formes instantanées, des formes que je trouve pour ma part enthousiasmantes. Ce sont des lieux d'invention, de nouvelles relations sociales, des lieux pour renouer, voire nouer avec l'écriture s'agissant de jeunes. Les adolescents ont aujourd'hui un rapport à l'écriture plus étroit que je pouvais l'avoir à leur âge du fait des nouvelles technologies de communication, qu'il ne faut pas mépriser ; au contraire, il faut voir ce que l'on peut en faire.

Les écrivains, parmi ceux que j'aime beaucoup, m'ont montré la voie. Ils ont été les premiers à s'intéresser à ces nouvelles technologies, à essayer de voir ce qu'ils pouvaient en faire. Robert Coover a travaillé avec des informaticiens du MIT depuis les années 80 sur la disparition du livre, qui n'est pas une vraie disparition. François Bon mène, non seulement des expériences, mais des actions extrêmement importantes de ce point de vue. En tant que journaliste littéraire, je n'ai pas le sentiment d'être pionnier.

Cela dit, on peut voir les choses de deux façons : soit d'une façon négative : je suis réaliste et il suffit de regarder le paysage de la presse française pour constater qu'il devient très difficile de faire du journalisme de qualité en France. Les journaux sont rares, ont de moins en moins de pages, les articles sont de plus en plus courts, les journalistes ont de moins en moins de moyens et de temps à consacrer. Le tout se réduisant comme peau de chagrin, et cela ira s'accélérant à une vitesse que nul n'imagine : c'est un mouvement similaire à celui qu'a connu la sidérurgie !

C'est un aspect dont j'ai conscience, mais auquel je ne peux me résoudre. Je suis plutôt de nature optimiste. Dans la mesure où je suis un grand lecteur depuis des années sur Internet, cela m'agaçait de ne pas être pleinement partie prenante de cette nouvelle aventure qui se mettait en place. Chaque fois, il a fallu profiter des brèches, qu'elles soient technologiques, juridiques ou légales. Par exemple, en 1981, c'est grâce aux radios libres que j'ai commencé le journalisme à quinze ans. Ce n'était pas technologique, la radio existait depuis longtemps, mais tout à coup on a pu faire de la radio. Quelques années plus tard, pour ceux qui étaient sevrés de radio, la publicité ayant tout verrouillé, l'apparition des Macintosh a permis de réaliser des journaux dix ou vingt fois moins cher qu'avant. Les Inrockuptibles, de façon très symptomatique, ont été le premier magazine réalisé sur un Macintosh à être en vente dans les kiosques. Une génération plus jeune a su s'emparer d'Internet. Y compris des personnes qui ont une longue expérience de la presse écrite classique papier peuvent profiter du projet de Mediapart pour créer le journal dont on a besoin aujourd'hui, mais ce sera encore plus vrai demain, parce qu'il n'y aura plus de journaux.

D'expérience, ce sont des moments de brèche dans lesquels on peut inventer quelque chose à moindre coût et occuper une position un peu stable. Ces moments ne durent pas longtemps. Tous ceux qui ont rejoint ce projet ont eu l'intuition qu'il fallait agir maintenant, prendre le risque et se lancer. Et puis se donner un peu de temps. Dans le domaine plus large de la culture, le mouvement prend place dans une évolution plus vaste qui ne concerne pas seulement l'Internet, qui touche aussi la politique, la science. Bien des sociologues de la science travaillent depuis longtemps sur la montée en puissance du participatif, pour le dire vite. Des chercheurs comme Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes ont décrit ces mécanismes dans Agir dans un monde incertain : conférences de citoyens, sciences en plein champs, forums hybrides, tout ce qui a été mis en place s'agissant des OGM. Comment faire de la science en public avec le public ? Comment faire que la science ne s'arroge pas les décisions politiques ? Selon quel partage ? Toutes questions que lesquelles Bruno Latour étudie depuis longtemps.

Le nom de Pierre Bourdieu a été cité. J'enrage souvent qu'il ne puisse plus nous livrer son point de vue. J'aurais aimé savoir comment il aurait évolué sur la question, lui qui était à ce point attaché à la préservation de l'autonomie des champs - du champ de la recherche, du champ de la critique... Il convient de comprendre comment l'autonomie de ces champs est menacée, non seulement par les phénomènes auxquels je ne souscris pas et qui sont liés au néolibéralisme, mais aussi par la montée en puissance de ce participatif et par des technologies comme Internet.

La question est complexe. Je suis en permanence tiraillé : à la fois, j'ai envie de conserver sur Internet deux siècles de construction lente et progressive d'un champ de la critique, qui me semble aujourd'hui extrêmement menacé. Parallèlement, on ne peut prétendre continuer à faire de la critique de la même manière. De la même façon que les scientifiques sont obligés de travailler désormais sous le regard permanent et dans un dialogue constant avec un public qui participe. Sur Internet, celui-ci participe par ses commentaires. Comment faire sans que toute parole s'équivaille ? Beaucoup d'arguments d'autorité n'ont plus d'effets. Par tempérament politique, je ne peux que m'en réjouir.

D'un autre côté, on a aussi envie d'être conservateur. De garder, non pas l'autorité, mais le respect pour l'expérience, pour le temps passé. Une attitude me frappe chez les jeunes journalistes. Mediapart compte environ deux tiers de personnes qui ont au moins dix ou quinze ans d'expérience et un tiers de personnes très jeunes qui sortent des écoles de journalistes. Ces jeunes journalistes, les digitals natives, les «tombés dedans petits», sont dans une forme de relativisme, non de relativisme culturel. Ils n'ont aucune espèce d'inhibition quant à la prise de parole publique pour énoncer des jugements de valeur alors que je me souviens encore des précautions que je pouvais entourer mes propos à l'égard des aînés. C'était flagrant dans le domaine de la rock critique, où j'ai commencé à écrire, et où avoir deux ans de plus conférait une autorité énorme. Ces préséances aujourd'hui n'existent plus. L'université n'est sans doute pas encore atteinte par tout cela...

Tiphaine Samoyault
Si forcément.

Sylvain Bourmeau
Je ne sais comment les choses vont évoluer. Il faut garder des formes d'autonomie, réinventer un équilibre et accepter de travailler face aux commentaires, sans pour autant céder à la démagogie, car cela peut aussi conduire au pire !

Fabio Gambaro
La parole est à l'auditoire.

Jean Sarzana, >délégué conseil de la SGDL
Sylvain Bourmeau a opéré un rapprochement entre littérature et musique. Je perçois, pour ma part, deux différences majeures. La musique est tenue par cinq majors mondiaux, peut-être quatre, peut-être six, et quelques indépendants qui se battent en duel. Le livre relève d'une économie totalement différente : il y a quelques grands majors par pays, puis un nuage de petites maisons, de toutes petites maisons à peine visibles. Cela explique des comportements qui ne sont pas aussi malléables ni aussi brutaux que lorsque l'on peut réunir et tenir son congrès dans une cabine téléphonique comme l'ont fait les majors quand ils en ont eu besoin. La musique est beaucoup plus universelle que le livre. Le livre doit passer par une langue.

Deuxième observation, qui est un truisme, ce dont je vous prie de m'excuser: chaque pays a son rapport au livre ; il n'est pas le même partout. En Grande-Bretagne, pour un livre acheté dans une librairie, deux sont empruntés en bibliothèque. En France, la proportion est inversée. Ces données datent d'il y a une dizaine d'années et je pense que le rapport, lié à des comportements historiques, a dû s'aggraver - ou s'améliorer comme on veut. Le rapport à l'écriture et aux oeuvres n'est pas du tout le même en France et en Grande-Bretagne, voire en Allemagne. Il suffit de s'être promené un soir au Salon du livre de Francfort au mois de novembre et voir les Allemands se geler en écoutant des lectures jusqu'à onze heures du soir pour comprendre que cette situation est inconcevable chez nous. Y compris dans les festivals méridionaux qui ont été évoqués, les conditions ne sont pas les mêmes. Il faut laisser au public le choix de sa relation au livre. Je ne parle pas de la Grèce ou de l'Espagne, où la relation au livre est totalement différente, ou encore au Brésil. À la Biennale de Rio, qui se tient à trente kilomètres de Rio de Janeiro, dans un espace d'exposition aussi peu attractif que possible, les Brésiliens se rendent par centaine de milliers. Pendant ce temps, nous peinons à trouver 200 000 personnes pour le salon du livre - j'en sais quelque chose !

L'idée de faire entrer le livre aujourd'hui au même rythme que d'autres médias peut être stimulant, mais le contexte n'est pas tout à fait le même. Je confirme maintenant le propos de Sylvain Bourmeau : bien des éditeurs éprouvent des répulsions à l'égard de l'informatique et du numérique, qui expliquent probablement la situation que nous connaissons aujourd'hui du côté des auteurs.

Sylvain Bourmeau
J'ai évoqué la montée en puissance du marketing. Mais, ainsi que c'est souvent le cas lorsque l'on fait des remarques d'ordre sociologique, on confond le diagnostic énoncé et celui qui l'énonce. Je ne dis pas cela pour m'en réjouir, je considère simplement qu'il n'est pas raisonnable de ne pas le voir. Pour l'industrie musicale, vous avez raison, il en va différemment. Dans le domaine de la musique, les évolutions liées au numérique font que, aujourd'hui, l'usage de my space permet à des microacteurs d'exister de façon parfois spectaculaire, alors que ce n'est pas possible pour le livre.

Quant aux comportements à l'oeuvre en Grande-Bretagne, ils ne font que confirmer ce que j'ai expliqué, non pas sur ce qui relèverait d'une essence des peuples - je n'y crois pas trop et je pense que la relation à la littérature a été très différente au XIXe en France, au moment de la naissance des industries culturelles. L'industrie culturelle, ce n'est pas le livre de poche dans les années cinquante, mais un siècle plus tôt. Tout est construit historiquement et peut changer par définition.

Ce que vous dites du rapport entre le livre emprunté et le livre acheté ne fait que confirmer, à mon sens, le rapport de la propriété personnelle que chaque Français entretient à la littérature, perçue comme un bien plus collectif dans la société britannique.

>Philippe Camand, >chargé de mission pour la vie littéraire à l'ARALD
Je rebondis sur le propos de Michèle Petit sur les bibliothèques, qui devraient être plus présentes. Lors d'un congrès de la BNF voilà deux ou trois ans, j'animais un débat avec les directeurs de bibliothèques de grands établissements. Ils nous ont confirmé, tout en le regrettant, que l'élu local de leur commune leur demandait bien autre chose que de travailler avec leurs lecteurs ou de déployer du temps et de l'énergie pour organiser des rencontres avec des écrivains pour un auditoire de soixante personnes. Il leur demande d'être un espace de citoyenneté, de faire du chiffre, des prêts, etc. Les directeurs des bibliothèques communales - dans leur grande majorité, des communes moyennes et importantes - remarquaient que l'élu avait avalisé le déplacement des lectures ou des rencontres d'écrivains dans les théâtres qui disposaient des compétences, d'un savoir-faire en communication et de budgets importants.

Syvlain Bourmeau a évoqué le rapport à l'intime, au sacré de la littérature. L'élu local des communes avalise les choses d'une autre façon. Il pense que le livre est un objet citoyen et qu'en tant qu'objet citoyen, b-aba de la citoyenneté, il doit être accessible à tous et qu'à ce titre une rencontre, «une animation» - c'est ainsi que le perçoit l'élu local - autour du livre ne doit rien coûter parce que réalisées par des bénévoles.

Dans les régions de France, des lecteurs se prennent en charge pour monter des manifestations remarquables autour du livre et de la lecture. Leurs associations vivent avec un demi-salarié ou un salarié. Elles organisent des manifestations, qui s'épuisent, parce que si les élus locaux ne leur veulent que du bien, les moyens accordés restent très peu élevés par rapport aux subventions accordées aux autres équipements culturels de la ville. De cet aspect il n'a pas été question.

Pierrette Fleutiaux
Monsieur Gambaro, vous avez parlé du Festival de Mantoue, qui attire plus de cinquante mille personnes. Y a-t-il une source miraculeuse, une vierge de Mantoue ?

Fabio Gambaro
Le mystère reste entier pour les Italiens, d'autant que, vous le savez, les Italiens lisent bien moins qu'en France. On considère que la société littéraire italienne est beaucoup plus en retard que la société littéraire française. Comment expliquer ce phénomène, il est vrai, miraculeux ? Ainsi que je l'ai indiqué, les organisateurs ont vendu 50 000 tickets d'entrée cette année. Il m'est arrivé de présenter des rencontres avec des écrivains auxquelles assistaient plus de mille personnes.

Ces manifestations deviennent, me semble-t-il, un repère identitaire pour ceux qui lisent, qui forment en Italie une petite minorité. Les statistiques estiment à 40 % les Italiens qui lisent au moins un livre par an contre 60 ou 70 % en France. Peut-être une minorité de lecteurs italiens lisent-ils beaucoup et ont besoin de se retrouver, de participer, d'être présents. Bien sûr, il faut considérer l'aspect «spectacularisation», sans compter que Mantoue est une très belle ville, où l'on mange très bien. Bien d'autres éléments participent du succès du festival. Il en va de même pour Manosque.

Les rencontres sont une façon pour les lecteurs de se retrouver entre eux et avec les écrivains, d'afficher leur intérêt pour les livres, surtout dans un contexte où le livre perd du terrain. C'est une réponse possible.

Anne-Marie Garat
Je reviens à l'intervention de Thiphaine Samoyault sur la place des ateliers d'écriture et de l'enseignement, de ce laboratoire qui est bien mal perçu en France et mieux admis aux États-Unis, dans les pays anglo-saxons, parfois dans les pays du Nord, afin que puisse se transmettre de manière raisonnée et donc «pédagogisée» des techniques, voire un métier, en tout cas un enseignement débouchant sur une validation diplômante, ce que l'on l'admet pour d'autres arts avec l'idée que les écoles des beaux-arts enseignent les arts plastiques et les écoles de musique la musique. En France, une résistance se cache derrière l'idée de romantisme, spécificité de la littérature, qui la mettrait à l'écart de tous les autres arts. C'est dans la langue que cela se passe, non pas dans des langages comme le solfège pour la musique. «Apprends le solfège avant de construire une phrase musicale, de gratter une guitare et de devenir musicien», entend-on.

La langue serait une énigme, porteuse d'enjeux bien plus graves, profonds, voire anthropologiques, que d'autres langages artistiques. D'une certaine manière, même s'il y a romantisme, le statut même de l'artiste, de l'écrivain ne peut échapper à la seconde moitié du XXe siècle, qui a vu basculer de manière grave, après Duchamp, la notion d'acte solitaire de création, voire celle du statut de l'objet d'art. C'est le geste et presque l'événement artistique qui deviennent spectacles, où l'artiste est l'acteur d'une geste ellemême théâtralisée et donc la circulation ou la valeur marchande est mise en crise.

Du côté de la littérature, depuis le début de nos rencontres, nous relevons que la médiatisation-spectacularisation découle des mises en scène, des invitations, de différents lieux. Il y a une distance entre la représentation d'un écrivain et la personne aveugle, sans quasiment d'identité ou énigmatique, qui est à l'oeuvre et qui écrit.

Tiphaine Samoyault
La proposition est intéressante. Peut-être les ateliers d'écriture pourraient-ils aider à accepter ces entités énigmatiques ou à faire comprendre que ce n'est pas tout à fait la même chose. C'est aussi ce qui nous appartient en commun. On ne peut enseigner la singularité dans le commun. On transmet ce qui propose un minimum de dénominateur commun. Or, la particularité de l'écrivain est de se singulariser, ce qui est difficile à transmettre. Quand on enseigne la littérature, on le fait parce qu'on a aimé lire, qu'on a souvent eu le désir d'écrire. Soit on l'a fait, soit on ne l'a pas fait, mais le désir a été là, à un moment ou à un autre. Bien des étudiants ont ce désir au fond d'eux. Que fait l'université pour prendre cela en charge ? Il faut s'interroger. Peut-être est-ce là une réponse parmi d'autres.

Fabio Gambaro
Bien des thèmes ont été abordés et des réponses apportées. Des questions restent également ouvertes. Merci de votre attention.
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