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Avec Gilles Haéri, directeur général de Flammarion
Dominique Le Brun
, écrivain, vice-président de l'Agessa
Renny Aupetit
, libraire, Le Comptoir des mots, Paris
François Samuelson, agent littéraire, fondateur d'Intertalent
Modératrice : Catherine Pont-Humbert, journaliste, productrice à France Culture

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© Muriel Berthelot

 









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© Muriel Berthelot

 

 

 

 

 

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© Muriel Berthelot

 

 

 

Catherine Pont-Humbert
Quel contexte pour l'écrivain dans la cité ? Cette vaste question nous invite à aborder les modalités de la création littéraire, mais aussi ce qui constitue l'environnement de l'écrivain, aux plans économique, social et éditorial.

Quatre intervenants ont été invités à cette discussion, qui sera suivie d'un débat avec la salle.

Rémy Aupetit, libraire (Le Comptoir des mots), a participé à une commission qui s'est intéressée aux questions numériques, donnant lieu à la publication de cahiers intitulés : «Accueillir le numérique ?».

Gilles Haéri, directeur général des éditions Flammarion, membre de la commission Patino (1) qui s'est intéressée au livre numérique et à été montée à la demande du ministère de la Culture au mois de février dernier est également auteur aux PUF d'une «Introduction à la philosophie des sciences» (1998).

Dominique Le Brun, Juriste de formation, journaliste, auteur, est aussi membre du conseil d'administration de la SGDL.

François Samuelson, agent littéraire, a fondé aux Etats-Unis le Bureau Français du Livre et ouvert en France un département littéraire au sein de l'agence Artmédia, puis créé en 1994 sa propre structure Intertalent. Il est aussi un auteur, puisqu'on lui doit un ouvrage récemment réédité chez Flammarion : «Il était une fois Libé».

Je vous propose d'aborder trois axes de réflexion : d'abord la question des droits de l'écrivain ; ensuite la question du rôle de l'écrivain, enfin la question des territoires numériques. Comment évaluer le statut social de l'écrivain et qu'en est-il aujourd'hui de sa reconnaissance ? Il serait intéressant de commencer par s'interroger sur les éventuelles évolutions de ses droits.

Dominique Le Brun
Je n'ai pas constaté d'évolution significative ces vingt-cinq dernières années, sinon dans le montant des à-valoir, mais je me suis rendu compte que peu d'auteurs sont bien au courant du contexte juridique et social dans lequel ils vivent leur vie. Ce matin nous avons parlé du métier d'écrivain au sens de savoir écrire, de savoir faire un livre, mais il y a aussi une notion de métier, au sens de savoir comment un auteur est reconnu par le droit en France : droit d'auteur, droit de la propriété intellectuelle, droit social. Les droits d'auteur constituent la spécificité du métier d'écrivain : on touche de l'argent au prorata du succès de l'oeuvre que l'on a réalisée. Dans un certain nombre de cas on a pu obtenir de son éditeur un à-valoir, qui est un montant de droits d'auteur garanti quoi qu'il arrive, y compris si le livre ne sort pas ou s'il n'est pas un succès.

Il est important de noter que l'auteur en France a un statut social qui du point de vue fiscal est pratiquement le même que celui du salarié. Il en résulte qu'il existe bel et bien, ce que peu de gens savent, une retraite des auteurs. On peut en effet cotiser sur ses droits d'auteur pour un jour donné faire valoir ses droits à la retraite.

Lorsqu'un éditeur établit votre relevé de comptes, en principe une fois par an, vous découvrez, sur les droits d'auteur que vous êtes supposés toucher, que l'on vous retire une certaine somme, imputées à des cotisations sociales. Elles correspondent, pour un salarié, à ce que retient l'employeur pour le reverser à la Sécurité sociale. Beaucoup d'auteurs imaginent dès lors qu'ils sont couverts socialement, mais cela n'est pas si simple...

Il existe en effet une différence subtile entre l'assujetti et l'affilié à la sécurité sociale des auteurs, qui s'appelle l'Agessa. Un auteur est en mesure de devenir un affilié de l'Agessa s'il réussit à réunir un montant de droits d'auteur correspondant à 900 fois le montant horaire du Smic. L'Agessa vous demandera alors une cotisation supplémentaire de 6,5% sur les droits que vous avez touchés, couvrant votre assurance maladie et vos cotisations retraites. Cela vous donne en outre le droit de bénéficier d'une caisse de retraite complémentaire qui s'appelle l'IRCEC, véritable bénédiction pour les auteurs car 50% de votre cotisation sera prise en charge par les droits versés, sous le principe des prêts en bibliothèque.

Vous déclarez donc vos revenus d'auteur chaque année si l'Agessa vous accepte, mais il importe de déclarer aussi vos autres revenus, car il est bien connu que la plupart des auteurs ne vivent pas que de leur plume et sont obligés de travailler au moins à mi-temps. Dans leurs cotisations de salariés, il n'est pas évident du tout qu'ils atteignent les plafonds de la sécurité sociale pour la cotisation retraite, et c'est là où l'Agessa propose une solution simple, qui est de cotiser au prorata de la différence, pour atteindre ce plafond Sécurité sociale.

Ayant à la fois une activité salariée et une activité d'auteur, plus l'IRCEC en caisse de retraite complémentaire, on peut donc, une fois arrivé au nombre de trimestres nécessaires, prendre sa retraite comme un salarié normal. Voilà pour le cadre social du statut d'auteur.

Catherine Pont-Humbert
Il existe donc un statut juridique de l'auteur...

Dominique Le Brun
Cette reconnaissance sociale est capitale. L'auteur, dans sa solitude, sait qu'il pratique un métier reconnu par le législateur. La place de l'écrivain existe donc bien, bordée fiscalement aussi bien que juridiquement et socialement.

Catherine Pont-Humbert
Abordons la question du statut symbolique de l'écrivain. A-t-il conscience d'appartenir à une société qui le désire ?

Gilles Haéri
J'aurais tendance à faire un constat contrasté en la matière. En France, aujourd'hui, il faut souligner la préservation d'un fort capital symbolique attaché au statut de l'écrivain. Les raisons historiques, sociologiques et culturelles de cette situation sont connues, remontant pour la plupart au XIXe siècle, époque de la sacralisation de l'écrivain, lorsqu'il s'est affranchi de la religion et du pouvoir royal auquel il était attaché. Le statut de l'écrivain attire dès lors tout auteur, comme le montre déjà Balzac dans Les Illusions perdues.

Cela dit, ce statut est aujourd'hui quelque peu vestigial, célébré au sein d'un cercle culturel et social relativement limité, un peu comme le culte d'un dieu qui serait déjà mort sans que l'on se l'avoue vraiment tout en le sentant confusément.

Constatons les prix extraordinaires atteints par les manuscrits d'auteurs connus, confinant au fétichisme. Il me semble que le statut de l'écrivain, s'il est préservé, l'est pour de mauvaises raisons, tenant au culte du passé. Aujourd'hui, la société fait une place de plus en plus problématique à la littérature. Les déclarations du Président Sarkozy sur La Princesse de Clèves et le statut des Humanités, bien qu'anecdotiques, sont tout de même symptomatiques d'une sorte de réductionnisme économique et technique qui tend à abolir le statut de la littérature.

Malgré le folklore préservé, avec la complicité des médias, autour de la figure de l'écrivain, ce réductionnisme vient heurter dans ses fondements une littérature qui s'est définie dans les marges de la société et contre la figure du bourgeois, donc contre l'utilitarisme économique. Or, notre environnement actuel est celui d'une valorisation de l'économique, de la marchandisation.

Finalement, sauf rares exceptions, la figure de l'écrivain aujourd'hui est celle de l'artiste qui joue le jeu du système marchand, c'est-à-dire qui écrit des livres pour les vendre et qui, pour ce faire, passe à la télévision. Ce vedettariat de la littérature a pris des proportions telles que la situation de la littérature en est devenue très précaire.

Catherine Pont-Humbert
Le capital symbolique de l'écrivain s'est donc amoindri, tandis que les enjeux économiques concernant son activité restent relativement peu importants. Dès lors, on pourrait se demander : à quoi ça sert un écrivain ?

François Samuelson
A rien et à tout, comme l'âme à tout être humain... Je ne rentrerai pas dans le débat déjà fort nourri sur la place de l'écrivain dans la société médiatique aujourd'hui. Mon métier est d'accompagner des écrivains qui sont des rescapés de la société marchande, pour qu'ils trouvent un certain espace de liberté et de création. Avec la crise financière, on constate que la fonction de la littérature est vitale, comme l'est la circulation du sang dans l'organisme. Loin de se cantonner au domaine de l'apparat ou du prestige, la littérature, et l'art en général, assure aussi une fonction morale et participe de la sophistication du monde.

Catherine Pont-Humbert
Quid du recul de la demande de participation des écrivains au débat public, comparativement à la figure passée de l'intellectuel engagé ?

François Samuelson
Tout écrivain est-il un intellectuel ? Le débat reste ouvert... Il est vrai que dans le passé, la voix de l'intellectuel pesait son poids dans la société française. Dans ma génération, il n'était pas rare de se demander, sur des grands faits de société, ce qu'en penserait Sartre par exemple. Cette figure emblématique de la conscience morale, aujourd'hui, verrait sans doute sa voix se perdre dans le vacarme médiatique assourdissant dans lequel nous baignons. Je ne vois donc qu'une seule chose à faire : organiser la résistance, c'est-à-dire créer une nouvelle identité pour l'écrivain dans cette société du bruit, où les jeunes lisent de moins en moins de livres.

L'enjeu, pour les écrivains, est de savoir de quoi sera fait l'avenir et à cet égard le saut dans le numérique représente une révolution déjà en marche. On peut imaginer l'apparition de nouvelles formes d'expression écrite, intégrant des éléments picturaux ou musicaux. Ce type d'œuvres pluridisciplinaires numériques, dont les premières apparaîtront bientôt et feront date dans l'histoire de la littérature, posera bien évidemment question par rapport à l'édition, à la librairie, et à la loi Lang.

Catherine Pont-Humbert
Vous suggérez d'organiser la résistance ; la librairie n'est-elle pas le meilleur lieu pour cela ?

Renny Aupetit
Avant de répondre à votre question, je voudrais revenir sur le statut des écrivains et les conséquences du fait que la plupart d'entre eux ne vivent pas que de leur plume. Nous voyons bien, en librairie, combien l'écriture est devenue une activité qui parait accessible à tout le monde. Je me souviens de ce médecin qui me disait : «Tiens, j'aimerais bien écrire un bouquin». Ce à quoi j'ai répondu : «Moi, j'aimerais bien opérer des gens»...

Bref, nous constatons à quel point le statut de l'écrivain s'est désacralisé. Pour ce qui est de la résistance, nous faisons le pari, dans la librairie, d'organiser une rencontre hebdomadaire avec des auteurs, non pas pour des signatures comme dans les grandes surfaces culturelles, mais pour des débats et des échanges autour du livre et de l'écriture. Certes, seul un français sur deux entre dans une librairie, mais celui là reste intéressé par la part de mystère encore attachée au métier d'écrivain. Notre résistance prend donc la forme d'un combat quotidien pour défendre le livre et l'écriture.

Gilles Haéri
Cette désacralisation du statut de l'écrivain tient sans doute pour beaucoup à une dilution dans la multitude des auteurs. Une maison d'édition comme Flammarion reçoit 6000 manuscrits par an ! Les vrais auteurs sont les premiers à en pâtir, et aussi les lecteurs... Mais les éditeurs ont aussi leur part de responsabilité. La résistance dont vous parlez consisterait pour eux à ne pas faillir à leur mission, c'est-à-dire à sélectionner, à faire la part entre les vrais textes et le reste.

Catherine Pont-Humbert
On touche là à la question du professionnalisme de l'écrivain. Mais Internet ne banalise-t-il pas le geste de l'écriture ?

Dominique Le Brun
Il y a quand même une différence pour un auteur qui a commis un ouvrage, s'il vous le tend en disant «voici le livre que j'ai fait». S'il vous montre son site sur un écran, la considération sera sans doute moindre. Quand Omnibus met sur le marché des livres de 1200 pages sur papier bible, chacun a bien conscience que ce sont des objets, émotionnellement investis.

Catherine Pont-Humbert
Une des fonctions de l'éditeur est donc d'effectuer ce travail de sélection au sein des textes. Mais lorsqu'on passe à l'écriture sur l'Internet, la fonction de tri n'existe plus...

Gilles Haéri
C'est vrai, mais Internet est aussi un miroir aux alouettes : encore faut-il y être lu. Pour celui qui espère vivre de sa plume, la question du lectorat se pose rapidement et l'on retombe sur la question de l'éditeur. Je suis assez serein concernant Internet, car je ne pense pas que des nouveaux intervenants tel Amazon puissent prendre notre place, ni que des auteurs puissent directement publier leurs oeuvres sur le Web.

Catherine Pont-Humbert
Nous avons abordé la fonction symbolique de l'écrivain, son statut juridique, mais peut-être faut-il insister sur le fait que c'est aussi un métier ?

Gilles Haéri
Certainement. A la différence d'un auteur, un écrivain prétend à une utilité publique. Il se demande comment servir la littérature, à partir d'une hiérarchie de valeurs d'ordre esthétique. Mais c'est aussi un métier, avec ses contingences matérielles, où se pose la question du lectorat et des revenus. Cette tension existait déjà du temps de Balzac et de Flaubert, et certaines grandes oeuvres, comme «Madame Bovary», ont paru en feuilleton, faisant ainsi l'objet d'un traitement «marchand». Cela n'empêchait pas leurs auteurs d'être talentueux. On retrouve la même problématique du côté de l'éditeur, qui en outre a tendance à être diabolisé. Mais peut-être cette activité est-elle diabolique, au sens où, d'un point de vue symbolique, l'éditeur est le corrupteur puisqu'il fait le lien avec la société et donc avec les valeurs marchandes. C'est aussi sa grandeur, car l'auteur, qui prétend à un statut, a besoin de l'éditeur. Le succès n'empêche pas le talent !

François Samuelson
Cela vaut aussi pour l'agent littéraire... Il s'agit d'être le compagnon de route de l'artiste, de permettre à la fiction de poursuivre son chemin en permettant à l'auteur de se soustraire aux obligations techniques et économiques.

Dominique Le Brun
La gestion du métier d'écrivain est-elle vraiment contraignante ?

François Samuelson
Outre la négociation des contrats, il faut chercher à savoir de quoi sera fait l'avenir. Un certain nombre d'éditeurs proposent de signer les yeux fermés des contrats numériques, alors même que les discussions entre les organisations d'auteurs et d'éditeurs n'ont pas encore abouti. En particulier, on ne sait pas encore quelle est l'assiette de la remontée de la part des auteurs. Or, on constate que les éditeurs demandent un blanc-seing aux auteurs pour commercialiser des oeuvres sur une base dont on ignore à peu près tout... Cela prend du temps de s'occuper de tout cela, et si vous être écrivain vous le ferez au détriment de votre création. D'où l'intérêt d'avoir un intermédiaire.

Catherine Pont-Humbert
Dans ce rapport entre Internet et le droit d'auteur, quels enseignements peut-on tirer de la commission Patino ?

Renny Aupetit
Le numérique va apporter aux éditeurs des solutions techniques qui vont permettre un accroissement de la proposition, tandis que l'Internet va donner aux auteurs la possibilité de s'autoéditer selon un modèle économique simple de rémunération en fonction de l'audience. Par ailleurs, un opérateur comme Orange, dont l'intérêt est d'avoir du flux dans ses tuyaux, peut acheter des droits d'auteur pour offrir du contenu à ses abonnés. On va ainsi au devant d'une véritable jungle, avec en perspective une explosion du nombre de nouveautés par an.

La commission a beaucoup réfléchi à un possible pendant de la loi Lang concernant le livre numérique. Nous nous sommes rapidement heurtés à l'obstacle de la définition du livre numérique, puisqu'il ne peut s'agir que de l'intégralité du livre-objet sous forme numérique. Mais dès lors que vous téléchargez un chapitre ou une phrase de ce livre, vous vous trouvez dans un «état gazeux» où l'on ne sait plus à quoi se référer. Se posent des problèmes de référencement, de définition : les modalités de la loi Lang, sinon son esprit, ne peuvent s'appliquer.

Catherine Pont-Humbert
Avec le numérique, le livre n'est plus un objet et par là même change de statut.

Gilles Haéri
J'ai le sentiment que le numérique est un énorme danger pour le livre et que l'Internet risque d'être le fossoyeur de ce qui reste du capital symbolique de la littérature, parce que tout le monde peut écrire. Plus fondamentalement, les notions même d'auteur et d'oeuvre sont en jeu. Depuis la Révolution, le modèle de la propriété intellectuelle a été décliné sur celui de la propriété individuelle, affirmant un lien fort entre l'auteur et son oeuvre. Avec Internet la sémantique est fort différente : «œuvre ouverte», «fluidité», «multi auteurs», etc. D'un point de vue symbolique et juridique, c'est la négation même de la propriété intellectuelle, c'est la mort de l'auteur. Sur quoi en effet asseoir la rémunération de l'écrivain ?

Si le livre numérique est considéré comme un continuum allant jusqu'à l'audiovisuel, alors on ne peut plus appliquer l'exception du livre, ni appliquer de prix unique, et tout peut être éventuellement gratuit, comme le suggère un discours dominant qui serait le visage souriant d'un nihilisme culturel radical. A cet égard, auteurs et éditeurs ont tout intérêt à faire front commun face à des acteurs comme Amazon ou Orange.

Renny Aupetit
La difficulté de la définition du livre numérique vient de ce qu'elle varie en fonction des usages : on peut télécharger un document entier ou en partie, qui soit duplicable ou imprimable une fois seulement, voire chrono-dégradable, etc. Dès lors, le prix unique n'est plus applicable.

Gilles Haéri
Le danger de la gratuité impose que l'on donne un statut au livre numérique, même s'il est réducteur. Les auteurs, les libraires et les éditeurs, qui sont d'accord sur l'essentiel, ont tendance lors des discussions à se perdre dans des arguties un peu théoriques, tandis que ceux qui défendent la gratuité, et qui n'on rien à faire du livre, ont le champ libre pour vendre des téléphones portables ou des abonnements. Le lobbying d'Amazon en France est considérable ! Il faut donc trancher, c'est pourquoi j'appuie la proposition faite dans votre rapport : on appelle livre électronique, justiciable de la loi Lang, toute réplique du fichier du livre papier. On peut même rajouter «à titre essentiel», ce qui ouvre la porte à des éléments accessoires. A mon sens une oeuvre reste une oeuvre, l'essentiel de la production intellectuelle étant des romans et des essais. Pourquoi vouloir solder plusieurs siècles de littérature et de droits intellectuels au nom du multimédia ?

Dominique Le Brun
Nous avons appris lors du forum précédent pourquoi les livres ont des folios, pourquoi les pages sont numérotées : c'est le siège même de la notion de copyright, créée par les britanniques au XVIIIe siècle. L'objet étant fini, il n'était plus question d'enlever ou d'ajouter une page. Le champ d'application du droit se voyait donc fixé. Or, le livre numérique ne rentre plus dans ce cas de figure.

Renny Aupetit
Hélas, le modèle qui va s'imposer ne sera pas celui des acteurs du livre mais celui des opérateurs de téléphonie, sur la base d'un abonnement donnant droit à tout télécharger, comme pour les bibliothèques. Libraires, éditeurs, distributeurs, nous avons tous joué un rôle de médiateur. Mais nous sommes plus petits que nos futurs prédateurs, et aujourd'hui le plus grand médiateur sur la planète s'appelle Google, qui il y a trois ans pesait déjà plus lourd que Boeing.

Catherine Pont-Humbert
Il est donc plus que temps d'organiser la résistance...

Intervenante
Je voudrais revenir à la question de l'accompagnement des auteurs, qui ont souvent des difficultés à sauter le pas vers le monde de l'édition. Je suis agent éditorial, et je pense important de souligner qu'au-delà de l'allègement des contraintes pour l'auteur, nous jouons aussi un rôle d'impresario, de conseil, afin de choisir le bon éditeur pour le bon auteur, suivant un contrat préservant tous ses droits. En cela nous rendons un grand service aux uns comme aux autres, tout acteur contribuant à exercer un regard sélectif permettant au livre de continuer à vivre.

Dominique Le Brun
Ma remarque tout à l'heure traitait de la gestion et vous évoquez ici un travail de négociation, ce qui est tout autre chose.

Intervenante
Le fait de voir tant de manuscrits édités peut apparaître comme une chance pour les écrivains, mais la situation a empiré en raison de l'amoindrissement de l'effort de sélection. Les manuscrits reviennent sans avoir été lus, on se sent vraiment pot de terre contre pot de fer. Et lorsqu'on a la chance d'avoir un éditeur, les contrats deviennent de plus en plus compliqués, sans parler de la difficulté d'obtenir des comptes.
Le métier d'agent me semble donc être un métier d'avenir, tandis que celui d'écrivain devient de plus en plus dur, le rapport de force s'étant creusé en faveur des éditeurs. Certes, les auteurs manquent d'information sur leurs droits sociaux, mais ils manquent surtout d'informations pour se défendre dans ce contexte. En un mot ils se sentent seuls, extrêmement seuls.

Dominique Le Brun
La SGDL est là pour ça... Nos juristes sont à votre disposition, tant il est vrai que les contrats sont devenus plus complexes. Mais ne diabolisons pas l'éditeur a priori ! Certes il s'agit d'un rapport de force, et si le droit est une chose, la capacité à le faire respecter en est une autre. En particulier lorsque l'auteur traite avec un éditeur délégué, dépourvu de pouvoir de décision...

Claude Faure, essayiste
Parmi les mesures pour protéger le statut social de l'écrivain, ne serait-il pas nécessaire de mieux faire connaître le métier d'agent littéraire ?

François Samuelson
Lorsque j'ai débuté il y a vingt ans, les éditeurs m'ont attaqué et j'ai dû aller vers le cinéma. L'agent littéraire reste de fait encore une denrée rare en France, ce qui n'est pas forcément une bonne chose car il est un élément régulateur. Certains avocats d'auteurs et d'éditeurs font profession d'agent littéraire, mais cela me semble déontologiquement problématique. L'édition n'est ni pire ni meilleure que d'autres secteurs économiques où prévaut le rapport de force. Il s'agit d'une entreprise commerciale dont le noble propos est de vendre du papier imprimé, même si ce sont des oeuvres de l'esprit, mais qui à l'heure du bilan doit rentrer dans ses frais. Il faut donc que le commerce fonctionne, et cette triviale réalité est une donnée de base pour tout éditeur, même s'il se pare de mille vertus.

Face à l'avancée du numérique, qu'on s'en désole ou qu'on s'en réjouisse, les choses vont évoluer. Les sociétés d'édition subiront une mutation par rapport à leurs métiers traditionnels du XIXe siècle, et l'on peut imaginer que la gestion collective remplacera le droit d'auteur. Dans l'audiovisuel, le débat avec les agents artistiques, houleux, porte sur les revenus des ventes de DVD. Le patron de la SACD a proposé la gestion collective en faisant valoir la force qu'avait cette société civile, là où des entreprises avaient plus de mal à appréhender les choses. Je ne sais si cela conviendrait aux auteurs, mais tout système a ses vicissitudes et peut gagner à être réformé, par exemple dans le sens d'un meilleur soutien aux auteurs en fin de carrière.

Bruno Blanckeman
La question du tri, qui recoupe aussi celle de la prescription, a été abordée à plusieurs reprises, eu égard au foisonnement actuel des publications et à l'arrivée du numérique. Il me semble que fonctionne encore assez bien le principe du tri par complémentarité des différentes instances qui composent le champ culturel. Il y a les métiers du livre, en particulier les éditeurs et les critiques de presse, il y a les réseaux associatifs ou institutions régionales qui organisent des rencontres, des événements, des conférences ou débats, mais il y a aussi une autre institution qui continue à faire ce travail de sélection, peut-être dans un rapport différent à l'actualité, peut-être parce qu'elle s'intéresse davantage à la durée en littérature, c'est-à-dire à la fois au développement d'une oeuvre, de livre en livre, et à sa capacité de marquer le temps, de s'y inscrire au delà des saisons et des modes, c'est l'université.

L'Université a toujours eu pour vocation de proposer un éventail d'oeuvres et d'auteurs hiérarchisés selon un certain nombre de critères d'ordre esthétique, intellectuel, idéologique, nécessaires à l'approche de la littérature en tant que telle, en tant qu'ensemble, en tant que paysage composé et composite. Elle continue à le faire aujourd'hui, avec une plus grande conscience du caractère relatif, précaire, toujours modifiable, de ce travail, un travail en même temps nécessaire si l'on veut s'y retrouver, pouvoir s'orienter, ne pas être à la merci de prescripteurs plus occupés de faire du commerce que de l'art... Les colloques, les thèses, les revues, les ouvrages collectifs portant, en France comme à l'étranger, sur la littérature française actuelle sont nombreux, on peut penser qu'ils ne concernent qu'un certain microcosme, mais en même temps ils participent à faire connaître et reconnaître comme majeures un certain nombre d'oeuvres peu connues du grand public (Michon, Chevillard, par exemple) ou bien un peu perdues dans la masse (Quignard, Volodine).

Il y a aussi des thèses qui portent sur des problématiques transversales, recoupant un certain nombre d'oeuvres et donc interrogeant la littérature non plus depuis des approches qui seraient uniquement monographiques, mais qui renvoient aussi à des questions travaillant la cité.
Cet effet de prisme entre différents intervenants qui culturellement ne parlent pas depuis le même endroit fait que ce principe du tri fonctionne encore assez bien, voire mieux qu'autrefois car plus ouvert, moins anthologique et plus diversifié.

Gilles Haéri
En effet, en dépit des craintes que nous avons exprimées, le système en France fonctionne assez bien, le tri continuant de se faire auprès de multiples instances. Je ne crois pas trop au mythe de l'écrivain méconnu, dans la mesure où il y a aujourd'hui beaucoup de façons de se faire publier et beaucoup d'intervenants, de l'université à la critique littéraire, qui permettent de mettre en lumière des écrivains. A cet égard, la France reste une exception heureuse. Le fait qu'un écrivain fasse la une des médias, comme Michel Houellbecq pour la sortie de son dernier livre, est tout simplement impensable aux Etats-Unis. De façon générale, il est encore fait une grande place en France aux écrivains sur les médias, tandis que là-bas la scène publique a exclu le champ du savoir et même de la littérature, qui passent par d'autres réseaux notamment universitaires. La vision américaine est d'une certaine façon plus élitiste qu'en France.

Bruno Blanckeman
Notons aussi que la littérature demeure en France une discipline, c'est-à-dire qu'elle reste un des moyens d'apprendre la langue, un des moyens de la formation incluse dans le système éducatif.

Intervenante
J'ai découvert le nom de l'Agessa à travers ma déclaration de droits d'auteur, constatant un prélèvement automatique de 4,5% sur les comptes de fin d'année. Or, je me suis mise à l'écriture fort tard et ai déjà fait valoir mes droits à la retraite. Suis-je obligée d'être ainsi assujettie ?

Dominique Le Brun
Vous ne pouvez pas vous y soustraire, et il est vrai que certains auteurs ont le sentiment d'une sorte de racket. Cela dit, nous avons abordé la question des droits mais pas celle des devoirs qui y sont attachés. Or, les cotisations payées aujourd'hui servent à verser des retraites à des anciens. L'auteur prend sa place dans la société aussi de cette manière là. Dans ce système volontaire, on perd un peu de sa solitude devant son clavier. Et il faut souligner que les deux systèmes, c'est-à-dire les cotisations en tant que salarié et en tant qu'auteur, se cumulent réellement.

Tout ceci ne concerne pas les agents littéraires bien sûr, mais j'ai une question à poser à François Samuelson : à partir de quel montant acceptera-t-il un auteur ?

François Samuelson
Je déplorais tout à l'heure qu'il n'y ait pas plus d'agent, tout simplement parce qu'il y aurait plus d'auteurs représentés et que chacun y trouverait son compte selon son propre souhait.

Intervenant
Si le tri continue de se faire par le biais d'instances pas encore complètement discréditées, comme l'université, je peux témoigner de la situation dans les régions, où les gens ne lisent pas mais écrivent, publient sans considération pour la presse ou l'édition, notamment par le biais d'Internet, et font l'objet de l'attention des élus locaux lors de salons du livre. Il y a là tout un monde affranchi de ces questions de tri et des valeurs du monde littéraire, dont on ne soupçonne sans doute pas l'étendue à Paris. Ils se sont emparés du qualificatif d'écrivain, produisent des contrats inattaquables avec des publications à 200 exemplaires dont les cent premiers sont achetés par l'auteur à un tarif préférentiel, et fondent leurs plus grands espoirs sur le livre numérique et l'Internet, où chacun peut se procurer dossiers de presse et articles «sérieux» vantant son oeuvre. Je voulais en témoigner devant vous aujourd'hui, tout en sachant que cela concerne davantage le premier débat de la journée de demain.

Intervenant
Il a été question des écrivains et des instances de tri, mais nous sommes restés dans le microcosme du monde littéraire sans beaucoup parler de la cité ni finalement des lecteurs. Or, ces derniers jouent aussi un rôle de tri. La désacralisation de l'écriture que vous semblez déplorer ne me parait pas être de nature à bouleverser la littérature dans la mesure où, si chacun peut se rêver auteur, peu sont réellement capables de mener à bien un projet d'écriture et les statistiques sociologiques montrent d'ailleurs que ce sont encore à peu près les mêmes personnes qui publient. Pourquoi ne pas faire confiance aux lecteurs et ne pas considérer qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise littérature, mais seulement des livres qui sont lus ou non ?

Dominique Le Brun
Cela dépend aussi un peu de la mise en place des livres. On en revient toujours à l'éditeur : pour que le lecteur ait accès au livre, il faut qu'il soit mis en vente. Cela suppose une décision prise par un service commercial chez l'éditeur, et à partir de là on n'aura jamais à lire que les livres qui sont mis sur le marché. Avec Internet, l'offre va devenir exponentielle et il sera très difficile de trouver un titre. Il n'est que de comparer avec les photographies numériques présentes dans nos ordinateurs : mal indexées, de plus en plus nombreuses, il est presque impossible de trouver le bon cliché parmi d'interminables listes de fichiers.

Intervenant
L'avis des lecteurs me semble bien valorisé aujourd'hui puisque toute librairie met en avant son rayon des meilleures ventes... Au risque d'une domination du quantitatif sur le qualitatif.

Gilles Haéri
Cette diversité de l'offre ne me gêne pas : tout le monde sait que certains best-sellers sont des mauvais livres mais qu'il existe aussi de bons livres qui se vendent très bien ! De même que la marginalité n'est pas non plus un gage de qualité... Il faut admettre que la littérature répond à différents besoins. Ce qui me gêne, c'est plutôt le risque de confusion. C'est le travail de l'éditeur que de rendre visible cette diversité, en donnant au lecteur un certain nombre de points de repères, avec des collections ou des labels. Et si un texte, même d'un auteur connu, ne mérite pas d'entrer dans une collection littéraire, alors il ne faut pas l'y mettre.

Catherine Pont-Humbert
Le temps qui nous est imparti étant maintenant écoulé, je vous proposer de passer au débat suivant, en remerciant tous les intervenants pour leurs contributions.

 (1) Commission créée en février 2008 à l'initiative du ministère de la Culture pour débattre des questions numériques liées au monde du livre.
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