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Avec les écrivains : Sylvie Germain, Brigitte Giraud, Philippe Ségur, Pierre Senges
Modérateur : Xavier Houssin, écrivain, journaliste


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© Muriel Berthelot

 








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© Muriel Berthelot

Xavier Houssin
Qu'est-ce qu'un écrivain aujourd'hui ? Pour répondre à cette question, notre premier débat compte quatre intervenants.

Sylvie Germain, qui a publié une vingtaine d'ouvrages dont le dernier paru, L'inaperçu, est sorti cette année chez Albin Michel, a reçu plusieurs prix littéraires dont le Femina en 1989 pour Jours de colère. Elle a travaillé pour le ministère de la Culture, enseigné le français et la philosophie à l'école française de Prague, et aujourd'hui, selon l'expression usuelle, elle se consacre à l'écriture.

Brigitte Giraud, née en Algérie, a été libraire, journaliste, et est associée à la programmation de la Fête du Livre de Bron. Elle a publié quatre romans et un recueil de textes courts chez Stock en 2007, L'amour est très surestimé. A paraître en février 2009 : Avec les garçons, un livre DVD avec le musicien Fabio Viscogliosi aux éditions Alphabet de l'Espace.

Pierre Senges est l'auteur de huit livres dont le dernier, Fragments de Lichtenberg, est paru cette année aux éditions Verticales. Auteur de nombreuses fictions radiophoniques, musicien de jazz, il a abandonné la musique pour l'écriture et a passé six ans à écrire avant que paraisse son premier roman en 2000, Veuves au maquillage. «La technique en littérature n'est pas un vilain mot pour moi» dit-il, car «elle permet d'offrir à d'autres ce qui sans elle ne serait qu'une obsession ou qu'une folie». Cette belle profession de foi me rappelle cette insistance qu'a Robert Marteau à dire : «il faut apprendre à écrire».

Philippe Ségur, agrégé de droit, professeur de droit constitutionnel et de philosophie politique à l'Université de Perpignan, a publié six romans chez Buchet-Chastel, dont le dernier sorti en poche chez Points-Seuil s'intitule Ecrivain (en 10 leçons), ce qui est de bon augure pour notre débat. A l'âge de 11 ans, il a envoyé une nouvelle au Journal de Spirou, qui a été retenue. Aujourd'hui, son dernier roman, Vacance au pays perdu, est en lice pour le prix Renaudot.

Qu'est-ce qu'un écrivain aujourd'hui ? Peut-être faut-il commencer par s'entendre sur les termes. On dit écrivain mais aussi auteur, romancier, homme de lettres.

Brigitte Giraud
Le terme d'écrivain me convient. Il décrit un état, une façon d'être face à une reconnaissance possible ou impossible. Mais les autres appellations ne me heurteraient pas.

Pierre Senges
Il me semble, dans la pratique courante, qu'il est plutôt rare de se revendiquer comme écrivain. On se présentera plutôt comme auteur, quitte à décliner ensuite tout ce dont on est auteur. Le plus souvent, pour des raisons économiques, on ne se cantonne pas au livre mais on devient aussi auteur pour la radio, les journaux, le cinéma, voire Internet... Le terme d'écrivain est délicat, parce qu'il peut inspirer l'admiration comme le mépris, mais il est juste, tout simplement parce qu'il est centré sur l'écrit, symboliquement chargé de sens, d'histoire, de connotations péjoratives et mélioratives. Il faut peut-être une certaine audace pour se présenter comme écrivain, au risque de l'anathème. Le terme d'auteur, plus neutre, est une façon de prendre le maquis...

Sylvie Germain
Le terme d'auteur me semble quant à moi un peu trop imposant, de même d'ailleurs que celui d'écrivain. Je me contente souvent de dire que je travaille dans l'édition, voire que «j'écris des livres», ce qui sous-entend malgré tout un travail d'écrivain... On est auteur d'une oeuvre, tandis que le terme d'écrivain renvoie à une pratique, à un travail d'ordre artisanal et qui se fait constamment. Je n'ai pas le sentiment de faire une oeuvre, mais plutôt de me colleter à la difficulté et à la passion d'écrire. Le terme d'écrivain me conviendrait donc mieux, car il souligne l'acte d'écrire.

Philippe Ségur
Jusqu'à cette rentrée universitaire je n'enseignais plus, et lorsque j'avais à fournir une justification sociale, spontanément je disais moi aussi : «j'écris des livres», avec un sentiment d'imposture puisque dans le regard des autres je lisais souvent une réaction mêlée de scepticisme et de pitié... Mais le thème de cette table ronde m'a rappelé à quel point le terme d'écrivain a été important pour moi. Quand une vocation naît dans l'enfance elle se fixe sur des mots, et pour moi ce fut celui d'écrivain, menant à ce statut que j'ai tant souhaité de celui qui écrit et qui est publié. Le terme d'auteur a davantage un rapport avec la chose produite, comme en atteste son origine étymologique (auctoritas) qui est d'ordre juridique. Du reste, on peut être auteur et avoir des droits sans être publié, d'où la possibilité offerte par la SGDL de déposer des manuscrits pour valoir de preuve en cas de litige. Et l'attente, avant d'être publié pour la première fois, ne fait que donner plus de valeur à ce terme d'écrivain. J'ai longtemps porté sur moi, comme un talisman, un petit bristol où ce mot était écrit, mais lorsqu'à 38 ans mon premier roman est paru, cette problématique était tombée dans l'oubli. Aujourd'hui, du fait de ma double activité, je me perçois davantage comme un universitaire qui écrit que comme un écrivain qui enseignerait. C'est lié à un rapport très personnel avec l'écriture, qui met en cause une certaine incertitude de soi, un vertige de l'identité, mais aussi avec le fait que nous sommes tous aujourd'hui des êtres de papier. On a beau parler du déclin du livre, l'individu, pratiquement, n'existe qu'en tant qu'il peut se justifier par écrit.

Xavier Houssin
La vocation de l'écriture est sans aucun doute au coeur de l'identité de l'écrivain. Il y a cependant de multiples façons de pratiquer l'écriture. Il convient donc d'apprivoiser ce terme d'écrivain, pour en faire un vocable commun.

Pierre Senges
La question de savoir ce qu'est un écrivain en cache peut-être une autre : qu'est-ce qu'un texte littéraire ? L'écriture prévaut sur le statut, même si la publication est secondaire, tant on compte d'écrivains aujourd'hui reconnus et presque ignorés de leur vivant. On écrit des livres pour servir la littérature mais aussi pour se prouver qu'on fait du bon travail, et qu'on mérite le titre d'écrivain.

Xavier Houssin
Vous évoquiez une certaine pudeur face au terme d'écrivain, mais peut-être devient-il plus facile d'assumer ce vocable après un certain nombre de publications ?

Sylvie Germain
On l'assume, mais avec la crainte d'être enfermée dans un certain territoire, où l'on vous dira : «vous qui avez du métier»... Certes avec les années le rapport avec la langue est plus aisé, il s'approfondit, mais une mise à distance critique de son écriture est constamment nécessaire afin de ne pas succomber aux habitudes, à la facilité, aux tics de style, à l'autoplagiat... le radotage menace en permanence ! A ses débuts le danger pour l'écrivain est de partir dans l'inconnu, ensuite le danger se déplace et devient plus sournois. C'est la tentation de la routine, c'est aussi l'influence du discours autour de votre travail, qui vous atteint même si vous vous efforcez de le maintenir en sourdine, avec le risque d'une identification au personnage que les autres ont tendance à inventer de vous. Il faut sans arrêt biaiser, trouver des sortes d'échappées belles. Le travail d'écrivain est vraiment sans fin, même dans la fuite.

Brigitte Giraud
Ce sont vraiment les autres qui vous désignent comme écrivain, à commencer par votre éditeur, qui ne connaît de vous que cette part de votre travail et de votre identité. J'ai commencé à publier à 37 ans, avec déjà une vie professionnelle derrière moi, mais lorsqu'il s'est adressé à moi pour la première fois, c'était en me considérant en tant qu'écrivain. De même, au fur et à mesure que les livres s'écrivent et se publient, vous êtres invité et interrogé par les médias en tant qu'écrivain, ce qui vient télescoper les autres parts de vous-même, la relation entre les unes et les autres fluctuant avec le temps et les circonstances. S'y ajoute pour moi un facteur géographique : j'habite en province, à Lyon, tandis que la ville de Paris est liée à mon éditeur et au milieu littéraire en général, puisque c'est là que tout se passe dès qu'il y a quelque chose à accomplir du point de vue d'un manuscrit, d'une émission radio ou d'une rencontre professionnelle. Force est de reconnaître que les choses «importantes» se déroulent ici, où je viens en général seule, en TGV et où j'emprunte les rues jusqu'à la maison d'édition, façonnant cette part de moi qui est écrivain et que je suis la seule à connaître car personne dans mon entourage n'en partage l'expérience. C'est un sentiment un peu étrange, que ne goûteront pas les écrivains parisiens...

Philippe Ségur
Le danger venant du discours d'autrui, du regard des autres, est celui de se voir défini, d'éprouver un sentiment de clôture. Mais la vie littéraire au sens social n'émerge qu'assez peu, en effet, pour ceux qui ne résident pas à Paris. Et si l'écriture occupe la majeure partie de ma vie de travail, je ne me sens pas en situation de l'hypostasier. Le thème de ce forum, l'écrivain dans la cité, soulève le paradoxe de l'acte d'écriture, qui passe le plus souvent par une mise à distance des liens sociaux, parfois avec plaisir, parfois aussi dans la douleur. Le fait de publier et d'obtenir une certaine reconnaissance du milieu professionnel devient visible pour ceux qui ne sont pas du métier, ce qui change le regard de l'entourage proche et permet d'obtenir une plus grande liberté en matière de discipline de vie, dont la légitimité vient corriger les jugements passés sur votre caractère prétendument asocial.

Brigitte Giraud
Il faut un certain temps avant de pouvoir revendiquer auprès de son entourage qu'il est nécessaire de s'isoler plusieurs heures par jour, de ne pas forcément répondre au téléphone, de ne pas faire les courses ni mettre la machine à laver en route. Le fait d'écrire chez soi est compliqué car il faut conquérir le droit de dire aux autres - à commencer par soi-même - qu'on est là sans être là. Beaucoup d'écrivains prennent un bureau à l'extérieur pour résoudre ce problème, ce qui en pose d'autres et peut coûter cher. J'ai vécu pendant vingt ans avec le phantasme d'une pièce à moi avec une porte qui ferme. C'est un vrai combat, aux enjeux symboliques importants.

Pierre Senges
C'est aussi une contingence matérielle nécessaire. N'étant parisien que depuis deux ans, j'ai pu, comme Brigitte Giraud, expérimenter cette coupure entre la vie sociale presque exacerbée à Paris, où les rencontres se multiplient, et le retour en province, où l'on peut se mettre au travail dans un local fermé. A Paris, il devient essentiel de reconstituer sa province pour soi même - mais comme les appartements sont plus petits, il est plus difficile de se réfugier dans une pièce à part. Il faut se vivre en tant qu'écrivain, ce qui suppose une discipline, des protocoles, des mises en scène, des masques, et aussi quelques portes ouvertes ou fermées en soi.
Et il est vrai que le contact avec l'éditeur, qui fait de votre manuscrit un livre, aide à se sentir écrivain.

Xavier Houssin
Cet isolement, ce retour sur soi est-il consubstantiel de l'écrivain ?

Sylvie Germain
Pour ma part, c'est d'abord le silence qui m'est nécessaire dans l'acte d'écriture. Mais en réalité un écrivain ne cesse jamais d'écrire. Je peux faire les courses ou passer le balai, activité finalement très intéressante, et continuer à réfléchir, à ressasser des idées dont beaucoup seront perdues mais dont certaines resteront dans un recoin de l'esprit, pour être ensuite retranscrites. Etre écrivain, à mon sens, c'est donc écrire tout le temps, mentalement, c'est picorer constamment les moindres détails de la vie, dont certains viendront se greffer sur telle thématique ou telle idée en maturation lente. Cette alchimie avec le quotidien, permanente, demande une totale porosité au monde, qui est le pendant de la solitude de l'acte d'écrire. La coupure n'est donc pas si nette, c'est pourquoi je ne crois pas que l'on puisse dire qu'un écrivain est celui qui s'isole de la cité. Même ceux
qui vivent très retirés sont profondément à l'écoute du monde.

Brigitte Giraud
Cette nécessaire porosité est parfois pénible, pour soi même comme pour l'entourage, si cet état dure en permanence.

Pierre Senges
Si l'on y ajoute par ailleurs certains moments d'absence, on comprend que l'état d'écrivain puisse être parfois problématique, du simple point de vue des relations sociales.

Philippe Ségur
Pour décrire ce va-et-vient entre la méditation de l'écriture et l'action, Baudelaire, lorsqu'il était en panne d'inspiration, sortait se promener en disant qu'il allait «cuire sa pensée».

Xavier Houssin
On a le sentiment qu'il n'y a aujourd'hui plus guère d'écoles littéraires. Seules resteraient celles que s'efforcent de créer les maisons d'édition. Ne dit-on pas «les Verticaliens» ? Qu'en est-il du sentiment d'appartenance à une maison d'édition, vous qui leur êtes fidèles et qui, au fond, faites partie de vos maisons, vous qui faites partie du fonds de vos maisons ?

Pierre Senges
Mon éditeur a été le premier à appeler «livre» mon texte et à m'avoir parlé comme à un écrivain. Il est celui qui m'a mis au monde en tant qu'écrivain. La reconnaissance que l'on éprouve peut prendre la forme d'une fidélité à la maison d'édition, où l'on se sent chez soi, ou d'une amitié avec l'éditeur, ou encore, dans le travail lui-même, la forme d'une perméabilité par rapport à ce qu'il peut apporter lors de la rédaction ou des corrections. On envoie en général son manuscrit à une maison dans laquelle on se reconnaît plus ou moins. Je dis plus ou moins, car il ne peut y avoir d'identification totale. Chez Verticales par exemple, tous les auteurs ne se reconnaissent pas forcément comme faisant partie de la même famille, et il pourrait leur arriver de le faire un peu à contrecoeur, pour défendre leur singularité d'écrivain. Mais il faut parfois fuguer loin de sa famille pour accepter de s'y reconnaître, d'où l'importance de garder un droit de retrait, voire d'infidélité. Toute maison d'édition est susceptible de se soumettre à des évolutions sans qu'on puisse toujours s'y reconnaître - cela étant, on accepte le plus souvent de jouer le jeu. Les éditions Verticales, par leur aspect militant et leur jeunesse, par la personnalité de ceux qui l'animent, ont eu la nécessité et la volonté de se définir par rapport aux autres maisons, afin de se faire une place, en regroupant des auteurs sans forcément rechercher une unité de style. Cette «réunion des différences» obéit plutôt à une culture politique particulière, orientée à gauche et teintée d'anarchisme. Avec ce paradoxe que l'anarchiste se veut autonome et détaché, tandis que la maison d'édition promeut combativité et solidarité.

Philippe Ségur
Je n'ai pas eu véritablement le loisir de choisir mon éditeur, mon premier manuscrit ayant essuyé 17 refus avant d'être accepté par Buchet-Chastel, à qui je ne l'avais pas envoyé. Cette maison était en train de renaître de ses cendres, ce que j'ignorais, et c'est donc de façon très indirecte et hasardeuse que je m'y suis retrouvé. J'aurais quelque mal à tracer les contours exacts de sa ligne éditoriale, aussi ma fidélité est-elle davantage d'ordre affectif : par delà la fragilité psychologique mais surtout professionnelle de tout auteur, l'idée de quitter mon premier éditeur ne me vient tout simplement pas à l'esprit.

Xavier Houssin
La reconnaissance de l'éditeur et celle des pairs participent donc de l'identité d'écrivain, mais peut-on dire que les écrivains se regroupent par affinités littéraires ? Quand un écrivain rencontre un écrivain, se racontent -ils des histoires d'écrivains ?

Pierre Senges
Pour certains auteurs l'idée de communauté est très importante et ils le revendiquent. Ils la font vivre autour de revues, de rassemblements ou de livres collectifs, mais ce n'est pas le cas de tous les écrivains.

Xavier Houssin
Les rayons des librairies croulent sous la production de livres, en particulier de témoignages de vedettes, de sportifs ou de journalistes. Y aurait-il de faux écrivains ? Le statut de la littérature ne pâtit-il pas de celui de l'écrivain, qui se transforme en une sorte de personnage «people» ?

Pierre Senges
Il est vrai que certains écrivains nous donnent l'impression de basculer d'un rayon à l'autre, en commençant une carrière d'écrivain notable et respectable, avant de baisser la garde et de sembler abandonner toute velléité d'écriture, comme s'ils tenaient la littérature en suspicion.
Mais cela seulement après avoir obtenu un statut d'écrivain, médiatisé et assuré. De fait, une partie du discours pessimiste et mortifère tenu sur la littérature émane d'une partie des écrivains eux-mêmes, tentés par ce dénigrement afin d'assurer leur posture de dernier des Mohicans. Réduire la littérature à une imposture, à un vague savoir-faire, à une technique, permet de saboter l'idée même de travail sur la langue, et finalement l'idée même d'écriture. Or, c'est tout de même ce que nous écrivons qui fait de nous des écrivains. Après avoir eu des livres anonymes, nous voyons venir maintenant des écrivains sans livres, qui proclament l'inutilité d'écrire et jouent la politique de la terre brûlée, sabotant la littérature en la méprisant subtilement.

Brigitte Giraud
Il me semble que la seule véritable question est celle du texte, de l'acte d'écriture. Tous ces gens qui apparaissent sans avoir écrit de littérature sont portés par les médias, qui jouent leurs jeux. Lorsque vous êtes invité à une émission autour d'un thème dont est supposé traiter votre livre, vous êtes interrogé sur votre ressenti tandis que votre texte, que personne n'est censé avoir lu, est évacué d'emblée. Face à vous, un autre invité, «people» celui-là, a vécu quelque chose qui pourrait ressembler à ce que vous évoquez dans votre livre et la parole en devient nivelée, nul ne peut plus faire la part des choses. La frontière entre la littérature et le témoignage «people» devient invisible, alors même que ce dernier ne passe pas par l'expérience du décalage que propose l'écriture littéraire. Il faut donc rester très vigilant quant aux invitations auxquelles il faut répondre ou ne pas répondre. Se pose aussi la question de la mise en avant de l'écrivain : doit-il apparaître, et lorsqu'il le fait, est-ce toujours au service de son texte ?

Xavier Houssin
On a le sentiment que les médias veulent entendre parler l'écrivain comme un «people». Reste à savoir si, après l'avoir entendu, on aura encore envie de le lire...

Brigitte Giraud
Je constate que l'écrivain est de plus en plus sollicité pour apparaître, depuis la signature jusqu'aux rencontres avec lecture de son texte. J'entends assez fréquemment, lorsqu'il est question d'inviter un écrivain : «est-ce qu'il passe bien ?» Cela vaut pour la télévision mais aussi pour les rencontres littéraires. Ce qui marche bien en librairie, qui ne correspond pas forcément à ce qui est chroniqué par les médias, ce sont très souvent des livres que les libraires peuvent mettre entre toutes les mains, hommes ou femmes, toutes générations confondues. En librairie, le double discours actuel a en vérité toujours existé : beaucoup de libraires se targuent de défendre la littérature avec un grand L, des textes rares ou pointus, mais dans les faits les livres mis en avant sont parfois ceux qui se vendent le plus. N'oublions pas que la librairie est un commerce, et que l'argent est une question compliquée pour tout le monde dans le milieu littéraire, voire presque taboue. Et le perpétuel décalage entre les discours et les actes est parfois décourageant.

Xavier Houssin
Bruno Blanckeman nous rappelait tout à l'heure le passé à la fois lourd et doré de l'écrivain, dont la voix avait un poids considérable dans la cité. On lui demande aujourd'hui beaucoup aussi, mais quel est celui qui se fait entendre ?

Pierre Senges
Les conditions de prise de parole sont devenues plus difficiles. On a parlé d'engagement, puis de notion d'implication : la complexité et les multiples pièges de cette société du spectacle, avec ses prises de pouvoir au sein de la prise de parole, limite en effet nos choix possibles, entre tour d'ivoire et discours d'aplomb capable de se prononcer sur toute chose. On est dans un renversement permanent de tout, l'invisible devenant visible, bon devenant mauvais, etc. Dans ce contexte flou, ceux qui parviennent à faire une carrière médiatique doivent être très malins, et se tenir aux aguets en permanence, même si cela se fait au détriment de leurs livres. On a l'impression que l'éthique elle-même, dans ce monde tourbillonnant et dangereux, est sans cesse remise en question, sans cesse modifiée, alors qu'elle devrait être pérenne. Face à cela, le réflexe est de se recentrer sur l'écriture, en une posture prudente, tout en essayant d'être généreux au sens d'Orson Welles : «la qualité de l'artiste se mesure aux dons qu'il va faire et non à l'effet qu'il a produire»...

Sylvie Germain
Maurice Blanchot, un des plus grands écrivains du XXe siècle, est toujours resté à l'écart des médias. Je me demande si cela serait encore possible aujourd'hui. Quand il y vingt-cinq ans on a accepté mon premier manuscrit, j'aurais aimé pouvoir rester dans l'ombre moi aussi, ne pas avoir à me montrer, à être photographiée, mais je n'ai pas osé le demander par crainte de me voir reprocher de prendre une pose. Aujourd'hui, où qu'on aille, quoi qu'on fasse, on est enregistré ou filmé. J'aime intervenir dans des lycées par exemple, mais même là on n'échappe pas à l'objectif des téléphones portables des élèves... Même quand on accepte de payer le prix du refus de la médiatisation, il devient impossible de ne pas apparaître.

Brigitte Giraud
Cela dit, si on ne nous invite pas, nous écrivains, pour parler de nos textes, alors qui en parlera ? On ne peut à la fois refuser de parler et se plaindre que ce sont toujours les mêmes qui monopolisent le discours médiatique. Telle était la problématique à laquelle j'ai été confrontée lorsque j'ai été invitée à une certaine émission de télévision, où je me suis finalement rendue par défi. Il est tout de même assez terrible que la langue dominante soit celle de la politique et de la communication, dénuée de tout sens et constituée d'expressions toutes faites.

Sylvie Germain
Mais de toute façon les émissions dont vous parlez ne se prêtent pas à un vrai débat ! Je préfère de très loin la radio, où l'on se concentre sur la parole. Il est arrivé que l'éditeur me propose de participer à une émission de télévision dite «people», mais j'ai toujours refusé, tant ce genre d'émission est consternant d'indigence, de bêtise satisfaite, et parfois de vulgarité. Peu importe alors la garantie de vendre quelques milliers d'exemplaires dans la semaine suivant la diffusion. Les animateurs, à la tête d'une équipe à leur botte, sont tellement cyniques, tellement rôdés, qu'il est illusoire de venir tel un petit soldat en espérant démonter la mécanique.
Si vous n'acceptez pas les règles du jeu, vous y gagnerez éventuellement un éphémère succès d'estime, mais vous vous ferez couper la parole, la caméra sera déviée, vos propos disparaîtront au montage : comme tous les autres, vous serez des pantins entre leurs mains. Ne rêvez pas : la télévision
«people» reste un piège. Il est heureusement possible de susciter un véritable débat par d'autres voies, par exemple par une tribune dans la presse.

Philippe Ségur
On peut être surpris aussi par certaines émissions littéraires... Je me souviens de l'une d'entre elles, assez connue, où j'étais le seul auteur à ne pas justifier mon texte par une expérience vécue... Et comme je passais le dernier, mon malaise ne cessait de s'accroître. Lorsque mon tour venu, j'avouai qu'il s'agissait d'une fiction, ce fut avec le sentiment de passer pour un imbécile, pour le pauvre gars venu raconter des fariboles. Il est certain que quelques auteurs occupent le terrain dans le champ médiatique, mais ce constat est valable dans la presse aussi, avec une certaine monopolisation des tribunes et des pages débat. De façon plus générale, on assiste aujourd'hui à une multiplication des fausses valeurs qui vient remettre en question la notion même d'engagement authentique, au sens politique ou moral. Ma position est délicate, puisqu'en tant qu'universitaire je ne peux à la fois porter un jugement critique sur cette prolifération des opinions qui conduit à l'indifférenciation (tout se vaut, tout est égal), et en même temps participer à cette cacophonie, à ce brouillage ambiant. Du point de vue de l'engagement social et politique, je me sens donc conduit par nécessité à une position de retrait. De fait, la prise de parole aujourd'hui ne mène nulle part, car on ne peut se faire entendre en tant qu'auteur. Reste le témoignage. Jeune étudiant, j'avais été choqué d'entendre un professeur dire que dans un amphithéâtre de trois cents personnes il faisait cours pour dix élèves. Je pense aujourd'hui qu'il avait raison : sur le fond, on ne sera jamais entendu que par un petit nombre de personnes. Mais cette vision pessimiste est tempérée par la certitude que toucher dix personnes - les toucher vraiment - est déjà formidable et que cela vaut toujours la peine.

Xavier Houssin
Quelle est donc la valeur de la parole de l'écrivain dans un contexte de négation de la réflexion et de la création, à un moment où l'on entend certains dire qu'il faut «parler des vrais gens», «écrire avec ses tripes», et «sans se prendre la tête» ?

Brigitte Giraud
Ce qui m'intéresse dans la parole de l'écrivain, c'est qu'elle propose un décalage, une voix singulière, qui résonne autrement, hors d'un quelconque discours, mais qui traduise une exploration de ce qui constitue l'être humain, dans sa singularité comme dans son universalité. C'est aussi un autre rapport au temps, une forme de résistance aux grands courants. C'est enfin la recherche d'une certaine justesse, dans l'usage de la langue, pour décrire un état, une pensée, une situation.

Xavier Houssin
Que signifie pour vous être un «écrivain français», selon l'expression que Léautaud a souhaité voir gravée sur sa pierre tombale ?

Sylvie Germain
On sait bien que pour tout écrivain, sa patrie, c'est avant tout sa langue. Il y a les cas très intéressants d'écrivains provenant d'autres cultures et maniant plusieurs langues, ce qui ne peut rester sans conséquences sur l'écriture, la langue maternelle venant ré affleurer dans l'autre. Etant mutilée du don des langues, je suis une «monoglotte», et je creuse la langue française en ayant un rapport passionnel avec la grammaire, les mots et leur étymologie ; parfois la relation aux mots, à la syntaxe, prend des allures de lutte, ou de danse. Quand on découvre l'esprit d'une autre langue, on s'émerveille des différences grammaticales, dont l'essence est philosophique, et l'on s'interroge alors sur l'esprit de sa propre langue, qui est à la fois un socle et un espace mouvant. Oui, toute langue est un espace mouvant, et le français, avec la francophonie, est une géographie évolutive, en transformation continuelle et variations infinies. Certains prétendent qu'il serait un peu «pauvre», limité, de n'être qu'un écrivain français (de souche) de langue française. Mais tout espace de langue est pleinement légitime à arpenter, à explorer, et la saveur d'un texte n'a rien à voir avec un quelconque exotisme.

Pierre Senges
Je suis polyglotte puisque je parle aussi québécois... En tant qu'écrivain, je me sens francophone plus que français, tout en se sachant soumis à certaines déterminations, liées au pays d'origine. Se sentir français d'abord serait s'exposer à certains relents de chauvinisme ou de nationalisme, alors que tout écrivain se rêve universaliste et poreux à l'étranger. Mon expérience de vie au Québec m'a permis de constater à quel point on est assez tranquille en France, grâce à notre passé, à notre histoire littéraire et à nos bibliothèques, malgré les difficultés budgétaires et le mépris présidentiel. La littérature québécoise, naissante, se développe dans un contexte anglophone très hostile à la langue française, tacitement ou explicitement. Cette minorité francophone en Amérique du nord m'a fait mesurer l'importance qu'il y avait d'écrire en français, tout en appréciant des auteurs québécois sensible à l'anglais américain. Je me demande d'ailleurs, compte tenu de la proximité de leurs cultures, s'il ne vaudrait pas mieux lire des livres anglais américains dans une traduction québécoise. Tout cela pourrait nous rappeler à quel point faire de la littérature revient à écrire la langue française comme si c'était une langue étrangère, c'est-à-dire en se posant à tout moment la question de savoir ce qu'est un adjectif, un adverbe, une phrase.

Brigitte Giraud
Se considérer comme un écrivain français revient aussi à s'inscrire dans une grande histoire littéraire. La presse, depuis quelques années, répand toutefois l'idée que l'écrivain français serait en quelque sorte inférieur à l'écrivain étranger, qui lui ne serait pas occupé à tourner autour de son nombril. Et dans la liste des «dix livres qui ont marqué la rédaction», on en trouvera neuf venus de l'étranger... Comment en est-on arrivé, dans ce pays, à entendre certains critiques littéraires d'une telle mauvaise foi ?
Pourquoi l'écrivain américain serait-il le seul à être capable de se coltiner le monde, l'histoire, la guerre, le voyage ? Peut-être pour assigner à l'écrivain français, surtout si c'est une femme, une thématique davantage domestique, centrée sur la famille ou l'état amoureux. Cette tendance actuelle à dévaloriser l'écrivain français est malheureusement portée par ceux qui sont censés transmettre la littérature, qui sans doute devraient lire plus attentivement.

Philippe Ségur
Il existe en effet un réel travail de sape, dangereux parce qu'il met en cause le lien social. Cette dévalorisation de la culture littéraire remet en question l'idéal humaniste d'élévation collective, au patrimoine croissant de génération en génération. On a un peu le sentiment que cela n'est plus dans l'air du temps, comme s'il fallait rester à la surface des choses et ne plus se référer aux auteurs anciens, devenus ennuyeux. Le lien avec l'histoire me parait rompu, et cette crise de la transmission est inquiétante.

Intervenante
Si vous voulez voir Tartuffe au théâtre de l'Odéon, vous constaterez qu'il n'y a plus de places disponibles... La langue de Molière est restée souple et moderne !

Philippe Ségur
Tout n'est pas perdu il est vrai, mais l'intérêt que manifeste le public devant maintes «créations» ressemble à une découverte face à ce qui a été déjà fait maintes fois, selon des recettes éprouvées. L'oubli de la chaîne de création intellectuelle et artistique est désolant, car cette amnésie est la condition de la manipulation par le marché.

Xavier Houssin
Vous parlez de transmission. Sans doute est-ce la raison pour laquelle vous êtes membre du jury pour le prix du jeune écrivain. Cette envie de transmettre fait-elle partie du métier d'écrivain ?

Philippe Ségur
S'agissant de ce type de prix, destiné à aider de jeunes auteurs, je vis cela comme un responsabilité, de même que le fait de toujours répondre à un lecteur qui m'écrit.

Xavier Houssin
Finalement, est-ce un métier que d'être écrivain ?

Pierre Senges
C'est un travail. C'est le métier sur lequel on remet l'ouvrage. Si l'on n'est pas généreux dans ce que l'on va proposer, on ne peut être que prétentieux. Si l'on refuse la position christique de l'écrivain qui se donne à tous sans nécessairement passer par le prisme de la littérature, il ne reste qu'à travailler modestement, en essayant que le livre achevé soit à la hauteur du cadeau que l'on veut apporter. On parlait tout à l'heure de la profusion des opinions, mais il faut se rappeler qu'une opinion est déjà une dégradation du point de vue global qu'on peut avoir sur le monde. Si notre métier est d'être écrivain, notre devoir est de ne pas répéter ce qui a été fait déjà mille fois, ni les lieux communs et autres poncifs. Selon Nabokov, il s'agit surtout d'avoir conscience de notre propre singularité, qui permet l'exposition d'un point de vue sur la réalité, mis en forme de conte, de roman ou de témoignage. Le métier de l'écrivain suppose une certaine éthique, qui a tendance à se désagréger dès lors que l'on prend la parole en utilisant l'arme de l'autre. Il ne reste que le travail sur le livre, qui est notre voix dans la cité. Il est hélas souvent nécessaire de le défendre dans les médias pour le rendre visible, aux dépends du travail sur la langue et sur la mémoire. Jacques Roubaud disait que l'un des rôles de la poésie, en plus de nous enchanter et de nous soumettre des énigmes, serait de travailler la mémoire, qui est un enjeu politique. Et dieu sait si la politique aujourd'hui joue sur la mémoire courte.

Mais le métier d'écrivain consiste aussi, bien entendu, en ce travail sur la langue, dans le contexte d'une langue de plus en plus péremptoire. Les livres se posent en recours face à ce discours assertorique, avec des textes ouverts qui ne soient ni des mots d'ordre, ni des sermons, ni des oraisons funèbres, ni des slogans publicitaires. Par force, on en vient à définir la littérature comme quelque chose qui s'oppose. Une autre vertu du métier d'écrivain est de nous inciter à être crédules d'une façon subtile, donnant accès à l'enchantement des Mille et une nuits par exemple, tout en étant conscients de la nécessité, dans le contexte actuel, d'aiguiser son sens critique.

Xavier Houssin
Ecrire et vivre, surtitre de ce débat, s'entend aussi «écrire et en vivre». N'est-on pas un écrivain dès lors que l'on vit de sa plume ? Et d'ailleurs, le peut-on ?

Sylvie Germain
Vivre de sa plume, voilà une expression qui résiste au temps... Il faut dire que «vivre de son clavier» fait moins sérieux. Les circonstances ont fait qu'un jour, ayant dû quitter le pays où je vivais et rentrer en France, je n'ai pas repris d'activité salariée. Me retrouvant seule et ne voulant pas retourner à la case départ, j'ai pris ce risque sans le regretter : il y a de bonnes et de moins bonnes années, mais on se débrouille en ajustant ses besoins à ses moyens. Certains auteurs feront des best-sellers, d'autres des recueils de poésie ou des essais qui ne leur rapportent presque rien. Mais le fait de vivre ou non de sa plume n'est pas un critère de l'identité d'écrivain. La liberté gagnée par ceux qui en vivent, même petitement, est certes appréciable, mais elle n'est pas forcément gage d'une meilleure qualité d'écriture.

Philippe Ségur
Ma double activité professionnelle a longtemps été difficile à vivre, avec une sorte de déchirement, une lutte permanente pour gagner d'un côté comme de l'autre une marge d'autonomie et de respect. Mon désir ancien de me vouer exclusivement à l'écriture a pu se concrétiser grâce au soutien d'un mécène qui est ma femme, et je suis ainsi devenu auteur au foyer pendant deux ans. Au bout d'un an, j'ai ressenti le risque paradoxal d'une réduction de ma liberté d'écriture. Parce que d'autres questions pouvaient émerger, notamment par rapport à mon éditeur, parce que l'isolement quasi monastique, avec la discipline du travail qui y est associée, pouvait représenter une fermeture, j'ai finalement décidé de reprendre une activité d'enseignement, avec beaucoup plus de tranquillité qu'auparavant. Même si j'ai été très heureux de cette expérience, de ce phantasme réalisé, ce n'était finalement pas ce qui me convenait.

Brigitte Giraud
J'ai eu aussi pendant des années un phantasme, celui d'avoir un jardin, et puis j'ai réalisé qu'on n'y est jamais parce qu'on a pas le temps, ou alors parce qu'il pleut sans cesse... Depuis toujours j'ai mené deux activités de front : lorsque j'étais libraire j'étais aussi journaliste, lorsque j'étais traductrice je faisais aussi de la radio... Le fait d'avoir une autre activité, quand on est écrivain, a au moins la vertu de vous pousser à vous lever le matin. Le fait d'utiliser un transport représente aussi un sas intéressant, prendre sa voiture le matin... Le monde extérieur vient vous percuter, de même que le monde du travail, collectif, vous oblige à prendre la parole, à aller vers l'autre, ce qui est parfois difficile. Toutefois, j'ai constaté que la mise en route des mécanismes de vie et d'énergie se fait plus facilement au contact de l'autre, voire en présence de la contrainte, qu'il s'agit le plus souvent de contourner, et donc de dépasser.

Cette année j'ai allégé mes responsabilités professionnelles, soucieuse de finir un roman que j'espère voir devenir un «vrai livre», c'est-à-dire un livre du plus de 150 pages... Je suis donc dans un espace où je dispose de beaucoup de temps, mais les impératifs du lever et du coucher ne sont plus les mêmes, ni celui de travailler de façon ramassée et efficace. Votre rythme de travail s'en trouve modifié sans forcément que cela vous convienne, tandis que vous traversent des sentiments contradictoires quant à ce phantasme de se consacrer entièrement à l'écriture. Je vous recommande à cet égard la lecture du livre de Bernard Lahire, La condition littéraire ou La double vie des écrivains, qui traite de ce paradoxe. Il est bon à mon sens que chacun, au cours de son existence, puisse naviguer entre ces moments de temps libre et un rythme serré lorsqu'on est très occupé professionnellement, qui ne donne d'ailleurs pas forcément lieu à une production de moindre qualité.

Pierre Senges
Quand on mène une autre activité, on se plaint de manquer de temps et d'énergie pour écrire, tandis que lorsqu'on s'en donne le temps, on mène une vie solitaire au risque d'étouffer sous son propre moi...

Brigitte Giraud
Etre dans «la vie normale», avec ses contraintes temporelles, techniques et hiérarchiques liées au monde du travail, est à la fois pesant et extrêmement intéressant : le milieu professionnel aussi nourrit l'imaginaire. Sans compter la question de l'alibi, le manque de temps permettant de justifier des livres pas vraiment aboutis. D'où la nécessité de se confronter un jour au problème, de se dire «bon, cette fois j'y vais».

Xavier Houssin
Bernard Lahire fait témoigner dans son livre un écrivain qui raconte son angoisse quand il n'a pas d'argent, ce qui l'empêche d'écrire, et sa fatigue le soir quand il travaille, ce qui l'empêche aussi d'écrire...

Christine Goemé
Lorsqu'on est confronté à la parole publique, on a l'impression d'une nouvelle langue de bois, qui n'est plus celle du parti mais celle du marché et des médias. La résistance à cette langue me semble être un pari intéressant pour l'écrivain.

Pierre Senges
La langue de bois du parti s'annonçait clairement comme telle, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. La langue de l'idéologie dominante nous affirme qu'il n'existe plus d'idéologie. Or, il est difficile de combattre un discours fondé sur ce paradoxe, de se battre contre des gens proclamant qu'ils ne sont pas votre adversaire. Cette «langue de muesli» selon Jacques Roubaud, qui passe aisément de la vieille politique d'ancien régime à la publicité, déjoue les attaques auxquelles pouvait se prêter l'ancienne langue de bois. L'adversaire, dont c'est le métier d'être malin, l'est hélas de plus en plus, modelant toujours davantage le discours politique.

Intervenant
La question de l'argent est souvent abordée : seriez vous en faveur d'un statut d'intermittent de l'écriture, avec les subventions qui y seraient associées ?

Sylvie Germain
Cela n'aurait pas beaucoup de sens comparativement aux métiers du spectacle, pour lesquels un soutien s'avère nécessaire en raison de risques spécifiques. Il est vrai qu'un écrivain peut ne pas rencontrer le succès, ou bien être victime pendant des années d'un manque d'inspiration. Si l'on n'exerce pas un métier par ailleurs, on avance un peu en funambule et on peut dégringoler assez vite. Mais il y a d'autres moyens d'aider les écrivains.

J'ai fait partie au CNL du comité d'aide aux romanciers, et je peux témoigner du nombre relativement important de dispositifs d'aide, qui vont de l'année sabbatique aux résidences d'écrivain, en passant par diverses bourses. Il me semble difficile d'imaginer une sorte de subvention à vie, à moins que cela ne soit exceptionnel, destiné à des écrivains d'un certain âge et démunis de tout, pour leur permettre de survivre. Cela a été envisagé mais n'a pas été accepté, à mon grand regret.

Pierre Senges
Il existe en effet des bourses, des résidences ou des à-valoir, mais le sort de tous les écrivains est de courir après l'argent. Il faut bien vivre, en espérant que cette vie nourrisse les livres. En France, nous avons tout de même ces mécanismes salutaires, dont tous ne sont pas menacés de coupes budgétaires. Et si l'on ne s'en sort pas, alors on fait un autre métier à côté.
Ce qui est finalement mieux qu'un salaire qui tomberait tous les mois quoi qu'il arrive.

Brigitte Giraud
Il y a sans doute quelque chose à jouer, à réinventer du côté de l'éditeur plus que de l'État.

Intervenant
La deuxième moitié du XXe siècle a été marquée par la généralisation de l'écriture, par sa démocratisation médiatique. Si l'on divise l'écriture en trois catégories, intellectuelle, imaginaire et ludique, c'est bien sûr cette dernière qui l'emporte, ce glissement occasionnant la frustration des tenants des deux autres catégories. Michel Tournier, me semble-t-il, est l'un des rares écrivains à avoir transcendé ces catégories avec Vendredi ou les limbes du Pacifique.

Bruno Blanckeman
Les grands écrivains ont toujours joué sur ces trois tableaux à la fois. A commencer par Rabelais ou Diderot. Mais je ne suis pas certain que l'on observe un tel glissement vers le ludique. L'un des pères fondateurs de la modernité, peu lu de son vivant et pas davantage aujourd'hui, à savoir Raymond Roussel, l'inventeur des écritures à contrainte, était un grand ludique devant l'Eternel. Mais tout dépend de ce qu'on fait du jeu. S'il s'agit simplement d'un exercice virtuose de manipulation des codes, cela ne va pas très loin. Mais si cela procède d'un acte créatif visant à démonter ces codes, pour atteindre les structures de la langue, de l'imaginaire et de la pensée, alors c'est important.

Pierrette Fleutiaux
Je veux simplement vous dire combien cela a été bon pour moi de vous entendre. Merci d'avoir su éviter tout discours d'autorité ou pontifiant, merci d'être restés au plus près de ce que c'est que l'écrire et le vivre de l'écrivain. Peut-être est-ce dû à la manière de Xavier Houssin, mais il est rare de retrouver tout ce que je connais si bien et qui me grattouille à longueur de journée, et de l'entendre exprimer si bien. Merci pour ces discours simples et sincères, qui nous donnent l'impression rare d'appartenir à un groupe, à une collectivité.

Claude Faure, essayiste
Après une carrière de fonctionnaire, je me suis lancé dans l'écriture et j'avoue ne pas connaître de relation privilégiée avec un éditeur. Venant de la fonction publique, je ne prétends pas être un intellectuel ni avoir une formation littéraire suffisante, aussi je m'attendais à ce qu'on me convoque de temps en temps pour parler de mon tapuscrit et de ma façon d'écrire. Je suis chez deux grands éditeurs, et cela n'est encore jamais arrivé... Peut-être est-ce parce que je suis essayiste et non romancier ?

Pierre Senges
Je ne peux témoigner que de mon expérience chez Verticales, qui est une petite structure, avec des personnalités particulières issues de la gauche radicale et un certain passé éditorial datant d'avant l'arrivée d'une certaine technocratie, d'une certaine idée du marketing. Tout cela explique un accueil amical, voire filial, qu'on ne saurait généraliser. D'ailleurs, j'ai écrit un livre aux éditions Bayard et l'impression était fort différente, avec cet immeuble ressemblant à une banque où il faut justifier de son identité à l'entrée, et où on se sent un peu perdu...

Brigitte Giraud
On peut appartenir à une maison sans forcément se sentir proche de tous les autres textes publiés, l'important étant, dans la relation avec un éditeur, de se sentir attendu, accueilli, accompagné, soutenu. Chez Stock, je suis sensible au souci de l'éditeur d'établir une bonne distance, donnant le sentiment qu'il sera là au moment où il le faut sans pour autant être omniprésent. Tout est question de doigté. Ce que je vis me convient parfaitement, mais je suis consciente qu'il s'agit d'une alchimie un peu particulière, comme toute relation entre deux personnes.

Philippe Ségur
J'ai publié des ouvrages universitaires, notamment des essais, avant et pendant l'écriture de romans, et j'ai gardé le souvenir cuisant d'un grand éditeur universitaire, avec qui je n'ai pas eu de relation personnelle, qui m'a écrit pour me dire que mon manuscrit lui paraissait digne d'être défendu en tant qu'essai d'actualité. A la suite de quoi, je n'ai jamais eu le moindre contact avec qui que ce soit, ni le directeur de collection, ni l'attaché de presse. Le livre est tombé dans une sorte de néant vertical chez l'éditeur lui-même, sans parler de la mise en place chez les libraires, les ventes ayant culminé à 89 exemplaires... Vous déplorez la pauvreté des échanges sur le contenu des manuscrits et je le comprends, mais les situations sont très variables d'un éditeur à l'autre, comme d'un manuscrit à l'autre.

Sylvie Germain
C'est aussi variable entre deux personnes au sein d'une même maison d'édition, selon leur disponibilité ou leur intérêt. Ce n'est jamais simple, et il n'y a pas de règle générale. La recherche de la juste distance avec l'éditeur, avec l'attaché de presse, passe aussi par le bon équilibre entre l'affectif et le professionnel, ce qui n'est jamais joué. A cet égard, je ne vois pas de différence entre le roman et l'essai dans l'accueil fait à l'auteur.

Xavier Houssin
Notre premier débat s'achève ; merci à tous.

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