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Agnès Avognon Adjaho, directrice de la librairie Notre-Dame de Cotonou, présidente de l'AILF

Dans notre environnement de la francophonie du Sud, les enseignes de librairies font partie du paysage urbain sans que pour autant la fréquentation de ces librairies soit un acte couramment posé par le grand public. Les causes de cette distance entre la librairie et le public sont ici connues : sous un même vocable, une enseigne de librairie peut cacher une papeterie, une offre de fournitures scolaires avec quelques livres scolaires ; une boutique de livres défraîchis pour petites bourses ou purement et simplement, un étal à même le trottoir, dit «librairie par terre», offrant de vieux livres soldés. Dans ces paysages urbains cohabitent avec cette réalité, des librairies modernes, de tailles diverses, équipées pour répondre aux demandes et offrir un assortiment varié de livres qui va de la littérature au livre didactique en passant par le livre de jeunesse ou professionnel. Un public grandissant fréquente ces librairies, au fur et à mesure que le taux de scolarisation augmente dans ces pays, que le processus démocratique croît, et que se renforce le réseau de libraires professionnels. Ce public commence à découvrir ce qu'est une vraie librairie et ce qu'elle peut lui apporter.

C'est une lapalissade que de définir une librairie comme un lieu ou l'on entre pour acheter un livre. Cette définition est et restera toujours celle de la librairie. Mais au-delà de cette fonction au premier degré, la découverte de ce qu'est vraiment une librairie se traduit par le plaisir manifeste qu'éprouvent les clients (acheteurs ou non acheteurs) à y entrer, à y flâner, mais aussi par un sentiment diffus d'appartenir ce faisant, à une catégorie de «gens bien». Tout cela se voit, se sent, par le halo de silence qui enveloppe le visiteur, lorsque seul à seul avec un livre, il le prend, le palpe, l'ouvre, ou le dépose avant de poursuivre sa promenade solitaire dans les rayons. Ce regard partagé sur la librairie entre nous qui sommes appelés à y veiller et celui de ceux, celles qui l'accueillent comme une halte obligée de leur parcours, me donne le sentiment que l'activité de la librairie mérite d'être davantage connue, y compris par tous ceux qui croient la connaître.

Face à un public avisé comme le nôtre ce matin, dois-je expliquer ce qu'est vraiment une librairie et ce que font les libraires ? Je ne pense pas qu'il faille le faire pour le faire et d'ailleurs tel n'est pas le sujet qu'il nous est demandé de traiter. Dire en revanche, comment se transforme le regard que jettent sur la librairie nos publics à nous et, par quels actes les librairies deviennent ce qu'elles sont appelées à être, me semble le préalable pour comprendre en quoi la librairie est le support de la littérature francophone.

La Librairie lieu de rendez-vous avec le livre, lieu de liberté

La librairie est d'abord un lieu, parce que géographiquement situé, connu du lecteur qui y a ses habitudes, lorsqu'il n'est pas que de passage. C'est un lieu où se tissent des liens avec le libraire et avec ses clients acheteurs mais aussi entre ces derniers. C'est un lieu de liberté on l'on entre et sort à sa guise, sans avoir de compte à rendre à personne. Dans nos pays du Sud où les clivages sociaux sont souvent si forts, rendre ce lieu ouvert et accessible à tous, relève d'un choix que bon nombre d'entre nous faisons. Le conducteur de taxi-moto dit «Zémidjan» à Cotonou, y côtoie le cadre supérieur, l'homme politique ou le diplomate ; l'étudiant, son professeur ; quand bien même l'espace est fait de baies vitrées, de boiserie et d'air climatisé. Ce lieu égalitaire donne une parfaite illustration du premier article de la déclaration des droits de l'homme du 10 décembre 1948 «tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit».

En ce lieu, un assortiment le plus diversifié possible, a été «bâti» sur mesure pour le lecteur parce que le libraire doit le connaître pour satisfaire sa demande. Dans le même temps le libraire s'aventure à inviter le lecteur à explorer des pistes nouvelles par une offre toujours renouvelée. Cette offre est le fruit d'une démarche plurielle: porter l'information des nouveautés jusqu'au lecteur et ne pas rater le «tout le monde en parle», tenter de glisser son coup de cœur sur le parcours du lecteur, afficher son parti- pris pour des œuvres, des écrivains, veiller la place qui revient aux classiques comme aux contemporains, à la diversité des générations, adopter une politique de promotion qui tienne compte de la rentabilité et par conséquent de la pérennité de la librairie ! Lorsqu'en effet le libraire expose son offre au libre arbitre du lecteur ou l'invite à explorer le parti- pris de ses choix et qu'au bout du compte il est suivi par le lecteur, il ne s'agit plus de choix, mais de partage. Ce lieu qu'est la librairie est aussi celui où le libraire et le client lecteur peuvent parler d'une œuvre, d'un écrivain. Cela peut durer une, deux, trois minutes ou plus. Cet échange est souvent informel, au gré de la rencontre sur cet espace où l'écoute n'est presque jamais absente. Quelques fois, la librairie se transforme en un cadre formel qui est suscité, organisé, animé pour partager autour d'une œuvre, accueillir un écrivain... L'entendre et l'écouter.

Ce lieu de multiples rencontres, de multiples échanges, doit plaire au lecteur au point où se tisse entre lui et le livre, une relation d'attraction, d'adhésion, où tout son être est sollicité ; son esprit, sa sensualité : le toucher, la vue, pourquoi pas, l'odorat... La librairie est de ces lieux qui font aimer le livre.

Cette notion de lieu est fondamentale pour la librairie telle que la plupart d'entre nous la voulons et la pratiquons. Elle disparaît, lorsque la librairie se fond dans un espace où tout et n'importe quoi se côtoie, lorsqu'elle existe pour elle-même et non plus pour le lecteur qui vient à elle, lorsque la logique de la rentabilité tue sa fonction citoyenne de rencontre avec son public. La librairie alors, perd son âme. Elle devient un objet inanimé qui n'a plus aucune trace de cette âme qui s'attache à l'âme des lecteurs et qui leur donne la force d'aimer ! C'est pourquoi, aujourd'hui, travailler à la sauvegarde et à la pérennisation de ces «lieux» ne relève pas d'un combat de libraires cloisonnés au Nord, mais relève de la sauvegarde de ce que la francophonie a de spécifique : un espace où des peuples partageant les valeurs liées à la pratique d'une langue commune expriment aussi une vision du monde et une pensée sur la conduite des affaires de la cité et même du monde. Le livre est un des supports essentiels de cette expression.

Ces «lieux» que constituent les librairies ne donnent pas seulement à lire, mais aussi à penser et à rêver. Entendu comme cela, nous, libraires, sommes dépositaires des créations et gardiens du temple. Une libraire de Côte d'Ivoire rendant un denier hommage à une autre qui a quitté récemment notre scène, rappelait opportunément qu'«une librairie est, par essence, une activité à vocation culturelle et, par nécessité pratique, une activité à responsabilités commerciales.» En ces lieux tels que nous les voulons et les défendons, l'argent ne chasse pas l'esprit mais le fixe. Aussi n'est-il pas excessif de qualifier la librairie de temple de la culture, temple qui doit tenir compte tant de la culture elle-même que des données économiques qui la sous-tendent.

La Librairie «canal précieux et adéquat de communication et d'échange entre les écrivains et leurs lecteurs»

Cette définition nous vient d'un groupe d'élèves d'un CEG de Cotonou lors de la Caravane du livre et de la lecture organisée sous l'impulsion de l'AILF en novembre dernier par les libraires au Bénin et dans sept autres pays d'Afrique de l'Ouest à savoir : le Burkina, la Côte d'Ivoire, le Mali, le Niger, le Nigéria le Sénégal et le Togo.

La définition illustre assez bien les liens que crée le libraire entre les écrivains et leurs lecteurs, car lui aussi est, ne l'oublions pas, lecteur, et dans certains cas peut être des deux. Ces liens commencent par tout le travail fait pour donner vie au livre; une foultitude de détails y participe: un bel agencement des rayons, une présentation harmonieuse des livres par thématique en jouant sur les formes, les volumes et les couleurs. Lorsque le son et la lumière s'y mêlent c'est pour inviter le lecteur à s'arrêter à chaque rayon, à laisser résonner le nom de chaque écrivain pour enfin le découvrir.

La librairie parachève alors son rôle en son sein ou hors de ses murs, par des manifestations périodiques en présence de l'écrivain : séances de dédicaces ; débat autour du livre ; spectacles de lecture avec souvent, une illustration musicale. L'éditeur reste le complice en amont et en aval de toutes ces mises en scène qui concourent grandement à familiariser le public avec les auteurs.

Par ce «canal», le libraire a à cœur d'accueillir dans ses rayons des écrivains de tous les horizons afin que le public puisse à la fois les découvrir et découvrir en eux des architectes d'idées et des producteurs de sens opérant à une échelle planétaire.

José Pliya, jeune dramaturge franco-béninois nous écrivait il y a quelques mois, à l'occasion de la Caravane du Livre et de la lecture : «Le poète martiniquais Edouard Glissant a inventé le concept du "tout monde" pour qualifier son rêve pour les littératures et les sociétés antillaises... Ce qui compte c'est l'universel des conflits, des tourments, des joies et des malheurs que nous pouvons raconter. C'est ça le «tout monde» : une vaste scène où le particulier de mon village est à même hauteur, à même mesure que le gigantisme d'une mégalopole... » (1)

Bon nombre de nos librairies deviennent des lieux de prédilection qui ont accueilli et accueillent des écrivains. Ces derniers aiment s'y arrêter, sachant qu'un public les y attend. Enumérer ces écrivains serait en oublier ! De Cotonou à Dakar, d'Abidjan à Waterloo, de Toulouse au Caire, de Montreuil à Lomé, de Beyrouth à Paris, du Québec à Alger, à Douala...la librairie n'a pas de frontières ! Les écrivains non plus. Ces rencontres sont toujours pour écrivains et libraires, des moments de gratification qui nous donnent encore plus de raisons d'exercer avec passion ce métier qui comme l'a justement dit un libraire, n'est pas une profession mais bien un métier, un vrai !

L'Action de l'AILF pour la professionnalisation, le renforcement et la pérennisation du réseau des librairies de qualité.

Les Libraires de l'espace francophone, sont organisées en Association. L'Association Internationale des Libraires Francophones (A.I.L.F) portée sur les fonts baptismaux en mars 2002 suite au colloque fondateur qui a réuni de nombreux libraires à Beyrouth en octobre 2001 avec l'appui actif de l'Organisation Internationale de la francophonie, œuvre pour étendre dans tout l'espace francophone un réseau de librairies professionnelles de qualité. L'un de ses objectifs prioritaires est de défendre les intérêts et de promouvoir l'image de la librairie francophone, maillon indispensable pour la diffusion de la culture française (au sens large, y compris les spécificités nationales) et du livre comme vecteur de cette culture. Forte aujourd'hui de 150 libraires réparties dans toute la sphère francophone, l'AILF engage des partenariats et axe ses actions sur les pôles prioritaires que sont: La formation de ses membres en partenariat avec le BIEF, l'appui technique à la professionnalisation par l'acquisition d'outils bibliographiques et par l'informatisation, la communication en réseau, l'engagement dans des actions collectives de promotion du livre et de la lecture (2) .

Un exemple d'action collective de promotion du livre: La Caravane du Livre et de la Lecture

Elle est exclusivement axée sur la promotion de la Littérature : La participation à cette manifestation a doublé en un an: quatre pays en 2004, huit en 2005. 5000 personnes ont été touchées au Bénin du sud au Nord, dans des centres culturels des villes, comme dans des écoles et des villages. Dans chacun des pays, les œuvres des écrivains ont été portées vers le public par de nombreuses animations : spectacles lectures, rencontre et entretien avec les auteurs, débats thématiques, dédicaces. Des écrivains ont été invités quelques fois de l'extérieur et accueillis : Tanella Boni en 2004, Arnold Sénou en 2005. (3)

La Caravane du Livre, c'est aussi offrir la rencontre de l'écrivain aux tout jeunes lecteurs. Marielle Houngbo, 12 ans, Classe de 4e au Cours de soutien scolaire du CED Akpakpa au Bénin témoigne en novembre 2005 : «J'ai aimé la manière dont Jean Pliya nous narrait sa vie d'écrivain, comment il est devenu écrivain, la manière dont il écrivait ses livres. Je n'ai pas aimé le bavardage que faisaient les élèves parce que cela empêchait d'entendre ce qu'il disait. Désormais, chaque classe devrait être accompagnée par son professeur principal»

A leur tour, Rodrigue Honvo élève de Tle A1 et Nelly Tonou élève en 3e, tous deux au CEG Ste Rita2 de Cotonou pensent que: «La caravane du livre et de la lecture a en outre permis à quelques élèves qui l'ont suivie de visiter pour la première fois de leur existence une librairie et de découvrir les activités qu'on peut y mener... Aux élèves qui n'ont pas eu cette chance de suivre la caravane, elle leur aurait permis de connaître et d'applaudir deux des meilleurs écrivains béninois : Jean Pliya et Florent Couao-Zotti que beaucoup n'avaient jamais vus mais dont ils appréciaient énormément les écrits. »

Les obstacles et la chance sur nos chemins

Les obstacles sont nombreux. Nous avons le devoir de rappeler l'existence de quelques uns déjà recensés dans de nombreuses études, ils concernent: l'accès au livre pour la majorité des lecteurs potentiels des pays du Sud hypothéqué par le très bas niveau des revenus et par le prix élevé du livre; la concentration des moyens financiers et humains sur le livre didactique pour la juste bataille de la scolarisation au détriment de la littérature et des autres livres dans les pays du Sud; le retard de la mise en œuvre d'une véritable politique nationale du livre, levier qui amortira les verrous de la cherté du livre et de sa libre circulation; le déficit, voire l'absence de soutien des media à la promotion du livre et de l'écrivain.

Pour pallier ces difficultés, l'AILF développe divers partenariats. Elle siège au Conseil d'Orientation du Centre Africain de Formation à l'Edition et à la Diffusion (CAFED) et se rapproche ainsi des initiatives que développent les éditeurs africains, notamment par «Afrilivres» dans le domaine de la coédition, entre autres pour le livre pour la jeunesse. C'est aussi le sens de ce qui nous lie aux actions de l'Alliance des éditeurs indépendants, dans les domaines de la co-édition Nord-Sud et du commerce équitable du livre. (4)

Notre chance est grande

Elle réside dans cette foi qui nous relie à tous ceux qui s'engagent dans les métiers de la chaîne du livre : le sens et le pouvoir que porte le livre. En effet, à des années de distance, l'un, Jean Guéhenno, dit : «Le livre est un outil de liberté... Les hommes comme les peuples se mesurent à leur rêve». L'autre, Irène d'Almeida de l'université d'Arizona, s'est adressée aux libraires et au public embarqués par la dernière Caravane du Livre en ces termes : «...En réalité, le livre se présente comme un instrument de multiples pouvoirs. Le pouvoir de la connaissance qui, une fois acquise nous est si fortement chevillée et nous appartient de façon si totale que rien ni personne ne put nous l'arracher. De plus, si le livre nous confère un certain pouvoir, nous, en tant que lecteurs détenons le pouvoir de faire vivre le livre qui resterait lettre morte sans notre participation active. En effet, sans le lecteur, le livre n'existerait pas... Pour cultiver ces multiples pouvoirs, donnons-nous le temps de lire en gardant à l'esprit les mots de Daniel Pennac qui disait : «Dès que se pose la question du temps de lire, c'est que l'envie n'y est pas. La question n'est pas de savoir si j'ai le temps de lire ou pas, mais si je m'offre ou non le bonheur d'être lecteur(5)

En accueillant la littérature et les écrivains dans les librairies, puis en les sortants pour les porter dans les villes, les villages, les écoles lors des caravanes du livre et de la lecture par exemple, les libraires de l'AILF illustrent leur engagement. Ils montrent de façon concrète que la librairie n'est pas seulement le support de la littérature francophone, mais son meilleur supporter.


 (1) Auteur dramatique, comédien et metteur en scène, entrepreneur de spectacle et professeur en dramaturgie. "Prix du jeune Théâtre 2003" de l'Académie Française pour "Complexe de Thénardier" et l'ensemble de ses oeuvres.
 (2) Voir les données quantitatives dans le Rapport d'Activité 2005 de l'AILF - www.libraires-francophones.org
 (3) Arnold Sénou : "Ainsi va l'Hattéria" (Gallimard, Continents Noirs. Janvier 2005)
 (4) Opérateur de l'OIF dans la Formation aux métiers du livre en Afrique, le CAFED est situé à Tunis. www.capjc.nat.tn; Allaince des éditeurs indépendants : www.alliance-editeurs.org . Afrilivres : www.afrilivres.com
 (5) Irène Assiba d'Almeida; professeur de Lettres Africaines, chef du département de français et d'Italien, Université d'Arizona USA, poète et critique littéraire.

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