Imprimer

Retrouvez le texte de la  tribune signée dans Le Monde du 4 janvier par dix auteurs membres de la SGDL qui mettent en garde contre les risques induits par le rachat d'Hachette Livre par Editis.

Pour signer à votre tour la pétition et les soutenir, cliquez ici.

 

 

Péril sur la biodiversité littéraire


Chères lectrices, chers lecteurs,


     C’est à vous que nous écrivons collectivement, nous auteurs, sur un sujet qui vous concerne autant que nous. Il ne vous a pas échappé qu’un des plus importants groupe d’édition français, Editis, filiale du groupe Vivendi, se prépare à absorber son principal concurrent, Hachette Livre. Editis, c’est Julliard, Plon, Perrin, Robert Laffont, Le Cherche Midi, 10/18, Bordas, Bouquins, Pocket, La Découverte, Nathan, Le Robert etc. Hachette, c’est Grasset, Stock, Fayard, Calmann-Lévy, Lattès, Larousse, Hatier, Le Livre de poche etc. Les médias se sont fait l’écho des inquiétudes des éditeurs et des libraires. Mais aucun d’entre eux n’a pensé à nous donner la parole. 


    Cet événement nous concerne parce qu’il engage notre avenir. Il nous concerne parce que nous sommes attentifs aux équilibres économiques qui déterminent la vie de nos ouvrages et le plein exercice de nos métiers. Nous ne sommes pas de purs esprits retranchés dans leurs studios d’ivoire, sourds aux mouvements et aux bruits qui agitent le monde. L’avons-nous jamais été ? Lorsqu’en 1838, Balzac, Hugo, Dumas, Gautier fondèrent la première société de défense des auteurs de l’écrit et de leurs intérêts, la Société de gens de lettres (SGDL), c’est parce que ces écrivains de la génération romantique, aux pieds bien sur terre, s’intéressaient déjà au devenir commercial de leurs livres. Nous suivons le chemin qu’ils ont tracé. L’économie du livre est notre affaire.


     Or, quand une maison d’édition est rachetée par une autre, elle prévient rarement ses auteurs. L’habitude a été prise de nous cantonner dans notre travail de création et de nous dessaisir de tout ce qui engage et éclaire l’exploitation commerciale de nos œuvres. Ce défaut d’information se heurte aujourd’hui à une revendication, unanimement portée par les auteurs : bénéficier d’une information transparente sur tout ce qui se rapporte à la vie d’un ouvrage à partir du moment où il est publié. Si deux grosses structures se « rapprochent » pour former un mastodonte éditorial, c’est le sort d’un grand nombre d’auteurs qui est en jeu, à travers les livres qu’ils ont publiés et ceux qu’ils espèrent voir publiés demain. Rappelons ici que nous faisons la valeur de nos maisons d’édition : nos titres étoffent leurs catalogues, et nos contrats, signés généralement pour une très longue durée (70 ans après notre mort), composent les actifs de ces maisons.


     En 2002, le groupe Lagardère, propriétaire d'Hachette Livre, rachetait le géant de l'édition Vivendi Universal Publishing, avant de se voir contraint par l'autorité de la concurrence à en céder 60%, qui deviendront le groupe Editis. En 2021, Editis s’apprête à racheter Hachette. Lorsque deux groupes s’entre-dévorent, nous ne pouvons rester simples spectateurs face à un étrange et funeste spectacle animalier.  Ce rachat à marche forcée (M. Bolloré, propriétaire du groupe Vivendi, indiquait récemment qu'il n’attendrait pas l'avis des autorités de la concurrence) a de quoi alarmer. Les conséquences d’une concentration excessive dans le secteur de l'édition sont documentées. Aujourd’hui déjà la relation entre l'auteur et son éditeur est très déséquilibrée. Demain, si un seul groupe se trouve en position dominante sur certains segments éditoriaux, elle n’en sera que plus inéquitable. Hachette et Editis détiennent, à eux deux, une part importante des collections de littérature générale, de livres scolaires et de livres pratiques, sans parler de leur rôle stratégique comme distributeurs-diffuseurs. Quelle marge de négociation pour faire valoir nos droits nous restera-t-il dans un monde sans mise en concurrence possible ? La richesse de la production éditoriale devra-t-elle faire les frais d'une logique économique d’optimisation qui, dans la pratique, consistera à chasser les collections « doublons » dans les catalogues des maisons de la nouvelle entité ? 


     En déposant une plainte anti-trust pour s'opposer au rachat du groupe d'édition Simon & Schuster par le premier éditeur planétaire Penguin Random House, le ministère de la justice américain vient de rappeler un principe fondamental : dans un secteur comme l’édition, qui concourt à la vitalité du débat démocratique grâce à la confrontation des opinions et des idées, une concentration excessive menace les libertés de création et d’expression car elle donne à un seul acteur une « influence démesurée » sur la fabrique de l’opinion et lui permet d’abuser de sa position pour décider ce qui peut ou non être publié, et ce que vous et nous, citoyens et lecteurs, avons ou non le droit de lire.
Au moment où chacun s’alarme à juste titre des menaces pesant sur la diversité du vivant et des écosystèmes, sur les grands équilibres naturels et notre survie en tant qu’espèce, il est urgent de se mobiliser contre ce qui met en péril la biodiversité littéraire dans notre pays. 
Nous ne sommes pas des produits que l'on achète et que l'on revend, en transférant nos contrats d'une industrie culturelle à une industrie de la communication ou du divertissement... Pourquoi ne bénéficions-nous pas dans nos contrats, à l’instar des journalistes, d'une « clause de conscience » ? Nous pourrions alors mettre fin à nos contrats quand une maison d'édition à laquelle nous avions confié les droits d'exploitation de nos œuvres, est rachetée par une autre. Aussi demandons-nous au législateur de se pencher rapidement sur cette question.


        Si individuellement nous ne pesons pas assez lourd pour que l’on envisage de nous demander notre avis, collectivement la force de nos convictions peut faire bouger des montagnes. Nous l’avons prouvé en 2019, lors des débats au Parlement européen sur le projet de directive relative au droit d'auteur. Nous nous sommes mobilisés et nous avons gagné une bataille qui s’annonçait perdue. Déterminés, nous le serons tout autant et à nouveau pour défendre aujourd'hui nos droits d'auteurs et de citoyens. Et nous appelons à la vigilance de tous, auteurs bien sûr mais aussi vous, lecteurs, pour nous opposer ensemble au remodelage brutal du paysage éditorial autour d'un acteur surpuissant.


 
Belinda Cannone

Noëlle Châtelet

Paul Fournel

Irène Frain

Anne-Marie Garat

Christophe Hardy

Pierre Jourde

Véronique Ovaldé

Marie Sellier

Carole Zalberg

 

Article original du Monde consultable ici

0
0
0
s2sdefault